Alors qu’elle a quitté Toulon vingt ans auparavant, Françoise Canavaggia revient sur les traces de son amour perdu : un mari, lâchement abattu au tournant d’une nationale alors que les souvent injustes heures de l’épuration avaient sonné. De la temporalité du souvenir à celle de l’action, de l’espace de la reconstitution à celui de la vengeance, Françoise parcoure la ville à la recherche du temps et de l’être perdu.
L’étrangeté et la familiarité
En haut des marches est probablement l’un des films les plus personnels de son auteur, Paul Vecchiali, pourtant maître du cinéma de l’intime : lui-même né à Toulon, ayant fui la région en famille après des soupçons ‑infondés- de collaborationnisme, il dédie dès l’ouverture du film le combat de Françoise à sa propre mère. La Françoise d’En haut des marches est une déclinaison nouvelle de la femme vecchialienne, une synthèse presque logique des figures féminines incandescentes de Femmes femmes ou de Corps à cœur pour n’en citer que les plus célèbres représentantes. La passion, chez Vecchiali, était en général le moteur d’un désir physique ou la contradiction d’un état de fait social. Elle se fait ici plus politique, bien que le réalisateur ne soit ni un idéologue ni un moraliste. Cette passion protéiforme se développe dans les temporalités différentes du récit, et dans des espaces qui, pourtant rassemblés au sein de la ville de Toulon, prennent la nuance des émotions et des souvenirs de Françoise.
Un peu plus de trente ans après la sortie d’En haut des marches, et s’il y a quelque chose de suranné dans le jeu d’ombres, de filtres et de couleurs pastel orchestré par Vecchiali, c’est bien la force des basculements discrets opérés qui donne au drame toute son ampleur. Étrangère chez elle, Françoise tente vainement de se réapproprier les routes, les plages, les amis qui ont peuplé son ancienne vie. Elle se souvient, et se réveille. Elle veut s’émouvoir de l’aridité fleurie d’un sentier côtier, elle tombe sur le virage qui a vu tomber Charles. Les temps se confondent dans la mort de la passion, ou la transformation de celle-ci en violence sourde qui sera l’agent de la vengeance. Pourtant, et c’est sans doute l’une des grandes réussites du film, Vecchiali parvient, dans cette confusion temporelle, à en montrer les variantes émotionnelles : l’archive (principalement des discours de Pétain) représente le désir de récit rationnel, le rappel historique neutre commun à toutes les mémoires ; le flashback, quant à lui, représente l’émotion temporelle, la tentative de retrouver le temps perdu, de faire resurgir et donc revivre ; la scène chantée – hommage à Demy dont Vecchiali fut l’ami – tente enfin de sortir de la ligne temporelle… et ces désirs vont se fondre en un : celui de la justice individuelle, celui de la nécessité, pour Françoise, de retrouver enfin la tranquillité relative du présent, de réconcilier les strates temporelles.
Les mémoires qui se taisent
La violence, comme la douceur, est partout dans ce théâtre de la contradiction. Si Toulon nage dans le Pernod et se repose à l’ombre des platanes, la ville est aussi le relai discret d’une guerre d’Algérie finie – nous sommes en 1963 – mais encore présente sur les murs, dans les esprits, dans les arrière-plans. Françoise, ancienne maîtresse d’école généreuse devenue peintre silencieuse, est à l’image d’un pays qui oscille entre la souffrance de la destruction et le besoin de réparations. Malgré un métier artistique, son expression est réduite par l’absence d’actions nécessaires. Un fois la vengeance menée à son terme, elle pourra reprendre la parole et perpétuer sa propre mémoire de la guerre. « Il ne suffit pas de choisir son camp, il faut choisir ses actes » nous dit-on en exergue du film. Et c’est justement parce que ses actes et ceux de son mari – fonctionnaire pétainiste de l’État français ayant aidé sa famille résistante – n’ont pas été pris en compte que Françoise choisit l’acte le plus grave pour forcer le chemin de la reconnaissance.
Ni morale, ni moralisme, ni message universel ici mais une urgence, une douleur oppressante, une forme de dignité sensible remarquablement interprétée par la reine Danielle Darrieux dont l’expressivité et la finesse ne cessent de forcer l’admiration. Sans parler de courage cinématographique, il est vrai que peu de réalisateurs avaient évoqué, en 1983, la question de l’épuration de façon si humaine. Si le mythe d’une France entièrement résistante était depuis longtemps fêlé (songeons au scandale du Chagrin et la Pitié, sorti en 1971), celui d’une libération sans tache était encore bien vivace et l’on considérait finalement qu’une femme tondue ou un homme assassiné dans le dos en avril 1945 l’avaient probablement cherché et devaient mourir sur l’autel de l’unité nationale. En haut des marches fait voler en éclats l’idée d’une justice menée par les anciens résistants et les héros de la onzième heure. Mais l’héroïne de Vecchiali n’est ni une idée ni une valeur : c’est une femme qui, malgré sa violence (grâce à celle-ci ?), sait rester humaine.