« Imaginé et raconté par Paul Vecchiali », clame en lettres rouges – depuis toujours couleur du mélodrame, parce qu’incarnation de l’hyperbole comme du déterminisme – un générique errant parmi les plans photographiques d’une capitale sans âge et devenue toute bleue – couleur des fantasmes du muet, de Griffith à Michael Mann. Imaginée et racontée, donc, cette histoire de Rosa, la belle des Halles, cette « fille publique » qui soudain, c’est comme ça, tombe amoureuse d’un ouvrier, Jean qu’il s’appelle. Le geste de « raconter », chez Vecchiali, a toujours été baigné dans un paradoxe fondateur : d’un côté une souveraine hétérogénéité (parfois quasiment expérimentale) de la forme, et de l’autre, tout près pourtant, une sorte de bloc massif et inamovible, cinéphilie populaire et partageuse nourrie par les éclats du visage de Darrieux. Sauf qu’ici la nécessité des alliages malades semble toute entière se briser contre celle, glaciale, de la tragédie – car de Rosa qui aimait Jean à Phèdre qui aimait Hippolyte, il n’y a qu’un pas, deux tout au plus. À Racine, et aux quelques personnes qui parlèrent avant lui, le film emprunte la temporalité rétrospective : tout est fini depuis le parodos, chant liminaire de la tragédie grecque, depuis même ce simulacre de circulation, lorsque dans les premières minutes chaque léger déplacement de la caméra permet de surgir dans le cœur battant d’une autre histoire.
Ce qui est très beau, ici, c’est que l’héroïne longtemps n’est pas un personnage, rien de plus qu’une figure souriante et rieuse, toujours habillée de la même façon, et que lorsque précisément elle le devient, alors son drame est de demeurer en dehors de la fiction, c’est-à-dire de son régime de réalité. Personnage ou pas, elle n’existe jamais totalement, d’où que comme pour la Phèdre racinienne ce soit sa respiration même qui la condamne : si elle est là, c’est qu’il ne s’agit pour elle que de mourir sur scène. Tous ces récits parallèles, tous ces commentaires noyés dans les notes rassurantes de l’accordéon, tous n’étaient que des simulacres. Même sort pour ces mille valses secrètes, qui laissèrent croire l’espace d’un instant que l’on passait sans problème d’un espace – quand bien même il n’y en a qu’un – et d’un personnage – quand bien même il n’y en a peut-être pas du tout – à un autre.
« Il n’y avait rien que la nuit, comme partout d’ailleurs »
Comme chez Racine, tout n’est qu’aveu, et plutôt que de reconnaître le caractère insupportable de son désir il convient de revenir sur l’incompatibilité fondamentale entre un être (Rosa, qui aussi aimait Jean) et son image (Rosa la fille publique), dont le grand paradoxe serait que l’image aurait achevé de définir l’être (c’est d’ailleurs le titre du film – Rosa la rose oui, mais aussi fille publique, comme on dirait « Bernard Martin, avocat »). Drôle de brouillard identitaire. Retourner dans la nuit c’est d’ailleurs sa grande passion à Rosa, et figure de la nuit, Rosa l’est doublement : d’abord parce qu’elle s’enfonce dans la pénombre des désirs secrets, ensuite parce qu’elle a besoin de l’obscurité (donc, en quelque sorte, du secret) pour pouvoir se défaire de sa prison toute de fiction construite. Autrement dit : la nuit de l’esprit est pour elle un voile comme un autre (et il y a d’autres voiles dans le film, des vrais parfois), plus seyant sans doute que celui dont la société l’a brutalement parée. Elle ne peut, de toutes les façons, abandonner sa doublure, et les allers-retours jour-nuit sont parfois contenus dans les interstices du cadre ou de la collure : le miroir, par exemple, n’en fait qu’à sa tête, et renvoie à Rosa tantôt celle qui affirme que « tout est bon dans le plaisir », tantôt celle qui se fait couvrir le sexe de billets verts.
Cette indistinction, noyée dans la mélasse de la nuit qui s’épaissit, est à la source de tout, autant qu’elle retrouve peut-être au détour d’une absence l’hétérogénéité fondamentale du cinéma de Vecchiali : les pleurs de Rosa ressemblent à un orgasme, tout comme elle reçoit un poignard dans le ventre les yeux grands ouverts puis paisiblement fermés, comme si, encore, elle venait de jouir. Quand, bercée par sa générosité, elle s’offre in fine à un jeune puceau, c’est pour mieux recevoir ce dernier coup, ultime paiement pour fille publique. D’abord ébloui par sa propre blondeur, le périple immobile de Rosa n’aura été rien d’autre qu’une naissance à sa propre nuit. À la fin, l’on ouvre la fenêtre, dehors c’est bleu, comme sa robe, comme la ville du muet, et ça y est elle meurt, comme la nuit s’en va au petit matin. C’est, comme on dit, le cours des choses.