Change pas de main apparaît aujourd’hui comme le symptôme mineur et attachant de la tension qui semble animer tout l’œuvre de Vecchiali : tout contre une nostalgie infinie du cinéma populaire des années 1930 (celles qui animèrent le visage de Darrieux, ultime référent), une recherche quasiment expérimentale de tous les instants insufflant, jusqu’à Nuits blanches sur la jetée, une sensation de souveraine hétérogénéité. Tout comme chaque film semble ouvertement explorer un singulier pan d’imaginaire, formant souvent avec les alentours de l’œuvre des suites infiniment contrastées (celui-ci vient immédiatement après Femmes, femmes et juste avant La Machine), l’on retrouve souvent au sein des pièces un certain nombre d’alliages généreux et malades, quand bien même l’on croit se perdre au milieu d’un film de charme joyeusement partouzard (Daney lui-même, dans un article de 1982, se contentera de le juger « bon porno »). Toujours l’on feint le théâtre filmé pour atteindre au cinéma, ou du moins l’on fait le vide du cinéma pour aboutir à son propre débordement. Le film se perd en effet, au sein de la flexibilité du genre policier, dans une intrigue ludique où, comme chez Chandler, la logique du récit doit appuyer celle du jeu, soit celle du chaos (une femme importante du milieu politique parisien reçoit un film pornographique dans lequel figure son fils et engage une détective privée afin de découvrir l’identité de son maître-chanteur). Noyé, comme toujours, dans la forme anarchique (quitte à surjouer l’artifice) de la diction et du verbe, Vecchiali parait plonger avec un plaisir non feint dans la myriade de possibilités offertes par les multiples dédales de sa déambulation foraine (absurde outrancier de l’intrigue et des figures, systématisation des intermèdes musicaux, jeu avec la substance de l’image, projetée au rythme fatigué d’un magnétoscope, éternel éloge des possibilités du peu, etc.).
Danse macabre
Dans l’exploration même du format, Change pas de main s’autorise alors un déploiement inédit de dynamiques contraires, entre la mécanique organique de la pornographie (les positions s’enchaînent non pas selon un désir de vérité mais selon le rythme fluctuant de l’excitation, à la façon d’une modeste symphonie coïtale) et son revers, c’est-à-dire des déchirements et des béances, avec la tragédie des corps qui se ratent comme entièrement perméable à la joie revendiquée de Vecchiali. Il y a dans les scènes de sexe une forme d’entêtante circulation (à l’inverse de Caligula, ignoble film de Tinto Brass lui empruntant le montage saccadé des orgies), autant qu’un détachement des corps (d’eux-mêmes comme du groupe) par la redondance de leur image ‑c’est peut-être justement dans cette évaporation que se tient l’érotisme, dans cette dilution de la luxure parmi mille regards à la fois trop et pas assez là. Il n’en demeure pas moins qu’entre ces images, dont le ressassement esquisse un ballet de réminiscences perceptives, entre ces images se méfiant pourtant jusqu’au bout de toute forme de programme, subsiste encore un mouvement narratif, aussi irréaliste soit-il, c’est-à-dire un entre-deux des corps et des cœurs (pour reprendre l’un de ses titres les plus célèbres). Or, nonobstant sa nostalgie rieuse, Change pas de main semble, jusqu’à son dénouement, imprégné d’une tristesse sourde et profondément morbide (et le genre où tout le monde meurt est tout aussi bien la tragédie), et révèle, s’il le fallait, son auteur comme un amoureux de ces corps à sauver (de ses citations à sa matière propre, il ne s’agit que de ressusciter). Il ne capte jamais des à‑côtés de la société, plutôt des personnages par le biais de leur réputation et de l’odeur qu’ils dégagent, d’où le fait que ses films soient parfois un tantinet débordés par la fragrance dont il les affuble. Tout est saisi avec la même intensité, jusqu’à l’un des derniers meurtres, bouleversant de calme lugubre, mais finalement rien ne surnage véritablement ‑la disparité en finit presque par s’ériger en système, puisqu’au fond tout n’est qu’entrechoc. À la toute fin, la détective crache sur son reflet ‑il n’y a plus d’image, seulement des gens qui baisent et qui marchent dans la rue, le regard vidé par la peur de la mort du désir.