La fin d’Un soupçon d’amour est un recommencement. Elle invite aussitôt à revoir le film de Paul Vecchiali à l’aune d’une révélation douloureuse levant le voile d’étrangetés qui, à certains endroits, recouvrait le récit. Un corps que l’on croyait présent était donc en réalité absent. Tout le monde (mari, amies, collègues, quidams) jouait à faire semblant et, par précaution ou facilité, mentait. Tenir un rôle en connaissance de cause : une sinécure pour Geneviève Garland (Marianne Basler) et son mari André (Jean-Philippe Puymartin), acteurs et partenaires sur les planches où ils répètent Andromaque . Leur enfant de 12 ans, Jérôme (Ferdinand Leclère), tousse à n’en plus finir et chaque nouvelle quinte résonne comme une sentence fatale. À tel point que Geneviève décide un jour de tout quitter pour se ressourcer et s’occuper exclusivement de son fils malade. Partie en villégiature dans son village natal, elle abandonne son époux aux bras de sa maîtresse Isabelle (Fabienne Babe), sa meilleure amie qui a tôt fait de la remplacer également sur scène. Empruntant ainsi à la comédie et au mélodrame, la trame d’Un soupçon d’amour mélange les genres en les accordant entre eux comme un grand chef accorde mets et vins, avec ce « soupçon » de liberté et de désinvolture qui donne toute sa saveur, suave et distinguée, à un ensemble richement composé et fermement tenu à une ligne dramatique rectiligne.
On connaît la chanson
Comme souvent, il arrive aussi que l’on chante chez Vecchiali ; mal ou bien, peu importe, puisqu’on chante comme on vit, sur la corde et parfois à contretemps. À l’instar de Geneviève et Isabelle qui se donnent en spectacle devant un parterre de convives (dont le cinéaste en personne) comme sur une scène de Broadway, ici modestement circonscrite à une terrasse ensoleillée du sud de la France. La notion de jeu prend alors tout son sens : elle consiste précisément à s’amuser et à endosser un rôle – et à s’amuser de ce rôle de femmes fatales complices aussitôt endossé. Décalée, sonnant volontairement faux (ce faux qui chez Vecchiali participe d’une ruse pour accéder au vrai), cette théâtralité forcée participe toutefois de la volonté d’égaliser toutes les dimensions du récit et de contenir, comme les larmes de son héroïne à plusieurs reprises, le moindre débordement intempestif. Si ruptures (de style, de ton) il y a parfois, elles s’insèrent volontiers dans un mouvement continu qui tend à en gommer les effets. À l’image d’un film minutieux et parfaitement équilibré qui, plutôt que de répondre à un appétit sans bornes, revendique un goût prononcé pour une science de l’agencement idoine, comme si de la (bonne) mesure naissait la (juste) démesure de son sujet. D’où la grande sérénité qui émane d’Un soupçon d’amour, œuvre de gourmet plutôt que gourmande, dont la trajectoire intime et secrète épouse pourtant celle d’une obsession tragique défiant l’entendement.
Deux séquences admirables autour d’une table, une de séparation, l’autre de retrouvailles, mettent en exergue l’art de la nuance du cinéaste et les fines variations de tension qui le sous-tendent. La première, située au début du film, voit les deux époux boire un verre de rouge et manger une omelette, un plat qui nécessite, au sens propre et figuré, de casser des œufs. Vecchiali fait usage d’un même humour mordant avec les dialogues : entre deux bouchées, une allusion à La Mégère apprivoisée pointe de manière littérale la position à laquelle Geneviève souhaite échapper, une volonté de domination qui opère aussi à travers le soin porté à ses gestes (elle se sert systématiquement en premier). Mais loin de s’atteler à un traité d’émancipation, la caméra laisse plutôt percer les hésitations d’une femme résolue et cependant vulnérable, celle d’une mère-courage cherchant à reprendre pied dans un quotidien assourdi par l’incompréhension et le vide. Avant d’ordonner à son mari de faire la vaisselle, elle lui rappelle ainsi de ne pas oublier qu’elle l’aime, une injonction troublante car cette fois-ci autant adressée à lui qu’à elle-même. Plus loin, une autre séquence dans un bar procède d’un souci identique de l’ambivalence. Elle réunit une amie d’enfance de Geneviève et son amour de jeunesse, rentré dans les ordres suite à leur rupture. Tous deux évoquent des souvenirs communs avec la future actrice de renom, révélant certains traits de son caractère, notamment sa propension à trouver refuge, voire à se perdre dans son imaginaire. Ces confidences, pourtant initialement joyeuses, suscitent bientôt l’embarras chez les deux personnages, qu’ils feignent maladroitement de dissimuler en grignotant un toast ou en sirotant du Porto. Ici encore, le geste révèle autant qu’il contient. Il évite toute forme de dramatisation trop prononcée et laisse plutôt l’émotion affleurer en douceur, au détour d’un silence ou d’une phrase, comme elle se hissera subtilement de scène en scène jusqu’à l’ultime plan du film : celui, superbe, du visage de Marianne Basler, encore parcouru de courants contradictoires mais que la soudaine réalité éclaire à la lumière de la résilience.
L’ombre d’un doute
De toute évidence, la révélation sur laquelle se referme Un soupçon d’amour n’en est pas vraiment une. Un corps fait défaut d’emblée. La réussite du film de Vecchiali, son suprême tour de passe-passe, tient au fait que, malgré tout, personnages et spectateurs feignent de ne pas savoir et de ne pas voir, moins par déni que pour entretenir un désir commun et vital de fiction. Le surgissement de la réalité menace toutefois constamment de le faire s’écrouler. En cela Vecchiali rend avec Un soupçon d’amour un hommage bouleversant d’humilité à Douglas Sirk, cinéaste du secret bien gardé s’il en est. Comme chez le maître du mélodrame hollywoodien, l’exil de la vie dans la représentation ne dure qu’un temps, car celui-là finit toujours par dévorer le présent – une vérité que n’avait pas manqué de rappeler, sur le ton de la devinette, l’amie d’enfance de Geneviève. Un plan, simple et beau, dit encore combien ce temps « mange ce qui est derrière lui et projette ce qui est devant lui » : immobile face à la caméra, Geneviève explique patiemment à Jérôme pourquoi elle refuse de l’amener à l’école (elle veut lui éviter les moqueries de ses petits camarades), tandis qu’il passe furtivement en courant derrière elle, avant de disparaître du cadre sans toutefois couper le fil de la conversation, comme s’il était encore là et déjà ailleurs. Se projeter devant soi implique de prolonger la course du temps, lequel s’enfuit sans cesser de nous regarder (une coupe subite et un plan isolé de Jérôme le montre retirant ses lunettes pour mieux la voir). Tout le dilemme et la déchirure du personnage de Geneviève peuvent alors se lire ici : laisser grandir son fils (dans son esprit) revient aussi à le laisser définitivement partir (dans la réalité) et à se libérer de l’emprise du temps.