Une photo prise sur le tournage de Rencontres du troisième type résume le personnage : Steven Spielberg y est seul, assis sur son fauteuil de réalisateur, au centre d’un immense plateau dépeuplé improvisé dans un hangar, le nez en l’air. Comment ce gamin timide et dyslexique de l’Ohio, arpentant les studios Universal plutôt que la NYU, a‑t-il fait le ménage dans le Nouvel Hollywood pour s’imposer comme le père du blockbuster ? À cette question, l’ouvrage de Schickel répond… partiellement.
Cette photo de plateau est extraite du livre que les Éditions de la Martinière publient ce mois-ci, et qui fait avant tout la part belle à l’image avec pas moins de 400 illustrations, photogrammes et photos de plateau, dont plusieurs proviennent des archives du réalisateur. C’est l’occasion de (re)découvrir l’art très particulier des affiches des graphistes polonais, notamment celle, particulièrement lugubre, des Aventuriers de l’Arche perdue, où celle, prémonitoire, de Duel, avec son monstre d’acier semblable à un requin. Un bel objet donc, que ce Steven Spielberg : Une rétrospective, qui vient combler un manque flagrant dans l’édition française, avare de livres sur le cinéaste malgré ses quarante ans de carrière. Le cinéaste ne manque pourtant pas d’interroger : comment le jeune Steven a‑t-il pris le pouvoir, réinjectant le conformisme au sein des majors alors que décline déjà l’effervescence néo-hollywoodienne des movie brats ? Comment expliquer la longévité et la confiance inébranlable des producteurs alors que son œuvre démarrait sur les échecs de Sugarland Express, 1941 ou la version ciné du téléfilm Duel ? Et, surtout, par quelle magie cet « entertainer surdoué », champion du box-office, est-il désormais perçu comme un auteur à part entière, qui s’est même vu offrir les honneurs d’une rétrospective à la Cinémathèque début 2012 (non sans la résistance de quelques suspicieux) ? Même Weerasethakul l’a cité parmi ses influences, impressionné par son utilisation du travelling. On ouvre donc cette monographie du prolifique Richard Schickel plein d’attentes et de curiosité.
Après l’introduction sur sa jeunesse, l’ouvrage prend le parti de présenter un à un les 28 films d’une prodigieuse carrière. Au fil des pages, on voit ainsi Steven grandir, mûrir, assumer ses échecs, s’atteler à des projets plus sérieux sans abandonner pour autant l’enchantement qui fait sa marque de fabrique, construire une filmographie entre films à spectacle et « sujets plus sombres » que les requins ou les dinosaures. L’option chronologique déroule sa vie tout en restant pudique sur sa dimension privée. Car ce qui intéresse Schickel, c’est le métier de réalisateur, entre ferveur et travail acharné. Critique pour Life et Time depuis 43 ans, couronné de quelques prix, réalisateur de portraits de cinéastes, l’auteur est un amoureux du cinéma américain, fasciné par ses grandes figures. On lui doit déjà, entre autres, des Conversations avec Martin Scorsese, une biographie de Kazan, ou une rétrospective d’Eastwood. La méthode Schickel consiste moins à écrire sur que avec le cinéaste, et la préface rédigée par le maître himself annonce la couleur : ce livre n’est pas une (auto)biographie mais expose le fruit de longues années d’entretiens sur cette passion de faire des films. On sait donc déjà, en ouvrant cette rétrospective, qu’on n’y lira pas non plus une analyse méticuleuse de l’esthétique spielbergienne mais un point de vue privilégié sur la légende Spielberg. Un point de vue de l’intérieur donc, peut-être trop, qui manque de distance à force de rester dans sa bulle hypnotisée, omettant de replacer le cinéaste dans l’histoire du cinéma ou de tracer des ponts, quitte à les détruire, entre son travail et celui de ses contemporains. À lire Schickel, on a l’impression d’une incroyable facilité qui ne reposerait que sur l’humanisme, tant derrière que devant la caméra, de cet homme « fidèle » sur lequel les échecs semblent glisser sans conséquence. Si le journaliste avance quelques reproches, ils sont le plus souvent confirmés par les propos régulièrement cités du cinéaste ou par la réception générale du film (ainsi de la grandiloquence de la mise en scène de Hook, excusée par une marge de manœuvre réduite par la production qui le « condamnait » à l’immodestie !). De fait, le texte manque cruellement d’une véritable distance critique.
Mais le choix de l’exhaustivité sur ces 260 pages emplies d’images ne pouvait que laisser peu de place aux questions esthétiques et aux enjeux cinématographiques. Si Schickel aborde ça et là les thèmes chers au cinéaste (l’enfance perdue, la reconquête de la famille idéale, les problèmes de communication), il se contente peut-être trop des faits et mène son lecteur vers une certaine frustration. Chaque article résume le film, raconte la genèse du projet, le tournage, l’accueil, parfois les choix marketings (la révolution des Dents de la mer), glisse quelques anecdotes (trop prude, Spielberg n’était pas prêt à aller au-delà du baiser pour traiter du lesbianisme de La Couleur pourpre ; il aurait voulu tourner un James Bond ; le projet Tintin est né d’une critique française qui comparait Harrison Ford, dans Les Aventuriers de l’Arche perdue, au petit reporter). Seuls quelques paragraphes prennent la distance nécessaire à une appréhension plus globale du cinéma spielbergien. Schickel profite ainsi du chapitre consacré à Terminal, intermède jovial avec Attrape-moi si tu peux, entre les projets plus ambitieux que sont Amistad et Munich et les problématiques morales que soulèvent son approche de la science-fiction, pour souligner la versatilité du cinéaste. Une versatilité qui déconcerte autant qu’elle fait sa richesse et suscite l’intérêt, permettant de ne pas lui assigner une place définitive, mais empêchant aussi la critique spécialisée de le prendre vraiment au sérieux. On regrette alors que Schickel n’approfondisse pas plus ces remarques qui éclairent le paradoxe Spielberg.