À sa sortie, Le Premier Maître avait connu d’une renommée internationale, avec notamment une sélection au festival de Venise de 1965. Aujourd’hui, bien malin ou bien chanceux sera celui qui parviendra à voir ce film magnifique : introuvable en DVD, rarement projeté en salles en dehors de quelques rétrospectives pointues, et bien sûr invisible à la télévision, il a rejoint la longue liste des œuvres tombées dans l’oubli. Tentons modestement de réparer une criante injustice…
Trois plans, et le décor est planté. Dans le premier se déploient les steppes d’Asie centrale, âpres et sauvages, à peine ponctuées par une végétation rare et chétive, et encadrées par des montagnes immenses dont les sommets blancs semblent soutenir un ciel lumineux, presque aveuglant. Puis voilà qu’apparaît un bâtiment délabré que la caméra surplombe, une écurie abandonnée, isolée et comme orpheline au milieu de ce paysage à la beauté impavide. Enfin, un homme, debout, seul au milieu d’un cercle de paysans qu’il harangue avec un mélange de fougue et de maladresse.
L’homme s’appelle Diouchène, c’est un ancien soldat de l’Armée Rouge que le Parti envoie fonder une école dans ce village reculé du Kirghizstan. Les visages de son auditoire, d’abord fermés, sont de plus en plus ouvertement hilares au fur et à mesure que l’étranger explique le motif de sa venue : ici on n’a nul besoin d’un instituteur, les enfants sont plus utiles aux champs qu’à l’école ! Qui est donc ce pauvre hère qui arrive d’on ne sait où, la bouche chargée de mots ronflants, qui se vante d’avoir été à Moscou et d’y avoir vu (et même utilisé !) un vrai téléphone, et qui prétend bousculer des traditions immémoriales au nom d’un pouvoir obscur et lointain ? Finalement, on lui cède l’écurie en ruines, d’où il entreprend, malgré l’indifférence, les quolibets voire l’hostilité des villageois, d’enseigner à leurs enfants la lecture, l’arithmétique… et la Révolution.
Le Premier Maître est aussi un premier film, celui du Russe Andreï Kontchalovski. C’est une œuvre de fin d’études, réalisée dans un noir et blanc somptueux avec un budget plus que modeste (qui a visiblement poussé le cinéaste à économiser ses effets et à faire preuve d’une grande inventivité formelle), et dans des conditions très rudes : le climat kirghize n’est pas des plus cléments, alternant les périodes de chaleur accablante et de froid extrême, comme en témoignent plusieurs scènes – le film s’étalant sur plusieurs saisons avec un sens consommé de l’ellipse. Il faut voir le personnage de Diouchène (et l’acteur qui l’interprète !) transpirer abondamment dans son écurie/salle de classes, et, dans la séquence suivante, construire pieds nus un pont de fortune sur une rivière en partie gelée… L’implication des acteurs compte d’ailleurs beaucoup dans la réussite du film. Tous kirghizes, tous (ou presque) amateurs, ils sont d’un naturel confondant.
Il faut dire que Le Premier Maître – dont l’action se déroule en 1923, aux tous débuts de l’ère soviétique – bénéficie d’un soin documentaire tout à fait remarquable. Vraisemblablement influencé par le néoréalisme italien, Kontchalovski ne sacrifie pas le réel à la fiction, mais inscrit son intrigue dans le quotidien des paysans kirghizes. Le film évoque ainsi leur mode de subsistance (l’élevage), leur religion (l’islam), leurs rites (les défis et les joutes), leurs arts (toutes les musiques semblent tirées du folklore local), sans les instrumentaliser au service d’un discours surplombant, et sans non plus, à quelques exceptions près, leur porter un regard désapprobateur ou condescendant. La scène de fête villageoise, pour ne citer qu’un exemple, prend ainsi une valeur quasi-ethnographique.
Cette attention et ce respect portés au mode de vie des populations locales sont directement hérités de l’œuvre originale. Le Premier Maître est en effet l’adaptation d’un récit éponyme de l’écrivain kirghize Tchinguiz Aïtmatov, l’un des auteurs les plus reconnus de la littérature d’Asie Centrale, qui cosigne d’ailleurs le scénario du film. Chroniques des mœurs de son peuple, ses œuvres, rédigées en langue kirghize, ont acquis une renommée internationale dans les années 1960, et ont été à plusieurs reprises portées à l’écran. Le livre comme le film s’inscrivent dans le courant « provincialiste » qui nourrit un art soviétique alors en plein renouveau. Depuis le processus de déstalinisation amorcé par Nikita Khrouchtchev quelques années plus tôt, le pouvoir central fait preuve d’une plus grande bienveillance envers les productions artistiques, et notamment cinématographiques, qui s’aventurent hors des contraintes sclérosantes du réalisme socialiste.
Ce dégel est très sensible dans Le Premier Maître, même si sa liberté de ton peut aussi s’expliquer par la minceur du budget, par l’éloignement du tournage – filmer dans les marges de l’Empire constituait aussi un moyen d’échapper au regard des censeurs – et par la personnalité des auteurs. Kontchalovski vient d’une famille d’intellectuels, d’artistes et d’esthètes, forcément suspects aux yeux du régime ; quant à Tchinguiz Aïtmatov, il n’avait que dix ans quand son père, un haut-fonctionnaire du Parti, disparaît dans les purges staliniennes qui ont ensanglanté la fin des années 1930. Certes, le discours du film semble relever, a priori, de la plus pure propagande : Diouchène ne vient-il pas libérer les paysans kirghizes de leurs superstitions et de l’emprise du « Baï », le chef de tribu, représentant d’un ordre social révolu ? Mais ce message est constamment parasité et détourné par une discrète mais très réelle ironie. Car le film n’épargne pas plus le professeur naïf et maladroit que les villageois lâches et veules.
En effet, si sa dévotion à la cause de la révolution mondiale et son obstination à accomplir coûte que coûte la mission qui lui a été confiée ont quelque chose d’admirable, Diouchène se montre surtout, et durant toute la durée le film, totalement à côté de la plaque. Lui-même inculte – et conscient de l’être –, il n’est ni préparé aux (pourtant prévisibles) déconvenues qui l’attendent, ni armé intellectuellement pour tirer les leçons de ses échecs et pour adapter son discours à la situation. Totalement déconcerté par la mauvaise volonté de la population qu’il vient « libérer » de ses coutumes millénaires auxquelles il ne comprend pas qu’elle puisse rester attachée, il découvre douloureusement que le monde ne se change pas en un seul jour, et qu’il est difficile de faire le bonheur des gens malgré eux…
Le Premier Maître n’a pourtant rien du « roman d’apprentissage ». Diouchène évolue peu pendant le récit. Face à tous les problèmes qu’il rencontre, il se raccroche à la seule chose qu’il maîtrise, à savoir un bréviaire communiste devenu pourtant largement inopérant dans cet univers hors du temps, où les fracas de l’Histoire ne parviennent que sous la forme d’échos assourdis. Pour sa toute première leçon, on le voit ainsi enjoindre ses très jeunes élèves à « se préparer à la révolution mondiale » et à révérer Lénine, « le grand maître, le chef du prolétariat international ». Bien entendu, les enfants ne semblent pas entendre grand-chose à ce discours, et fixent sans rien dire l’énergumène – dont seuls les gloussements d’une poule viennent ponctuer, tel un rire narquois, les envolées grandiloquentes… Quand enfin un gamin plein de bonne volonté ose prendre la parole, c’est pour demander à son instituteur si tous les hommes doivent mourir – et si Lénine, étant un homme, devra lui aussi mourir. Cette question à l’innocente et imparable logique provoque bien sûr la fureur tragi-comique du maître : « Qui donc t’a appris cette contre-révolution ? », fulmine-t-il devant la classe pétrifiée, avant de s’exclamer, catastrophé : « Le capital mondial veut se frayer chez nous ! »
Il fallait oser présenter, dans l’Union Soviétique des années 1960, le marxisme-léninisme comme un catéchisme destiné à masquer l’inculture de qui le professe ! Certaines scènes font preuve d’une irrévérence à peine masquée, telle cette autre leçon où le missionnaire fait répéter des dizaines de fois à ses jeunes ouailles, désormais convenablement endoctrinées et disciplinées, « So-ci-a-lisme ! So-ci-a-lisme ! » – comme un mantra. Mais Diouchène n’est pas un tartufe, il est le premier à croire à ce qu’il professe. Et il se retrouve d’autant plus désemparé face à l’évidente mauvaise volonté des villageois. À Moscou, il a appris à affronter le capitalisme et les millionnaires, mais pas un système féodal profondément ancré dans l’inconscient de ceux qui en souffrent comme de ceux qui en jouissent. Sa grille de lecture simpliste ne lui permet que de se ridiculiser, comme quand, complètement saoul, il défie le Baï en le traitant de… « bourgeois », qu’il l’invective à l’aide de références que personne dans l’assistance ne comprend et que lui-même, de toute évidence, maîtrise mal, et déclare qu’il ne peut pas perdre le combat, car il a « tout le prolétariat mondial » derrière lui. Le seigneur a beau jeu de tourner en ridicule les a priori de l’instituteur : il tend ses mains pour bien montrer qu’elles sont aussi calleuses et usées que celles des villageois, et remarque, goguenard, qu’il est bien moins gras que le paysan que finalement il combattra (à la place d’un instituteur trop ivre pour seulement ôter sa chemise…).
Le personnage du Baï n’est d’ailleurs pas caricaturé dans le film : il n’est montré ni comme un imbécile ou un lâche, ni comme un tyran sadique. Pour autant, il ne constitue pas une figure sympathique. Le propos du film n’est en effet pas de glorifier les anciennes coutumes aux détriments de la révolution socialiste. Le vrai visage de l’oppression tribale ne tarde d’ailleurs pas à apparaître, dès qu’il devient question d’aller se servir parmi les filles du peuple… Le Baï a en effet jeté son dévolu sur Altynaï, une jeune orpheline traitée en souillon par sa mère adoptive, et qui compte parmi les élèves de l’instituteur – avec qui elle a d’ailleurs noué une relation d’amour/admiration pudique et touchante. Faisant preuve d’un sens du rapprochement aussi subtil que cruel, la caméra de Kontchalovski montre Altynaï revêtue d’un collier reçu des mains du Baï et qui scelle leur « union » : se sachant vendue, elle pleure à côté du cheval de son nouveau maître… et le spectateur attentif peut alors constater que le cheval arbore les mêmes parures que la jeune femme.
C’est sur le sort d’Altynaï, un personnage par ailleurs particulièrement magnifié par sa caméra, que Kontchalovski réalise les scènes les plus fortes de son film. Le regard que lui porte la première femme du seigneur, empreint d’une compassion poignante ; les parures qu’on lui fait porter pour sa nuit de noces, habits de poupée destinés à être déchirés et profanés ; sa lutte sans espoir contre un Baï animalisé ; son magnifique et dérisoire réflexe de pudeur quand, au matin, sa détresse éclate au grand jour devant toute la suite du Baï… Ici comme ailleurs, le poids de l’oppression pèse prioritairement sur les femmes. Altynaï sera libérée par des soldats soviétiques dont le visage restera, pour le coup, soigneusement hors champ : bien plus que l’instituteur, pâle avant-garde, ces hommes représentent véritablement l’ordre nouveau.
Mais les mœurs et les réflexes anciens demeurent. Et le calvaire d’Altynaï n’est pas terminé : bien vite, elle se retrouve confrontée à la colère des villageois qui l’accusent non seulement d’avoir attiré sur eux la colère du seigneur, mais également de les avoir tous déshonorés en quittant son nouveau mari ! Seul Diouchène, qui avait essayé d’arrêter les hommes du Baï avant d’aller prévenir les autorités, prendra sa défense. Le film se range alors sans réserve du côté du jeune communiste, qui enfin semble trouver les mots justes pour exprimer son indignation. C’est ainsi dans la description du sort réservé aux femmes kirghizes que le film témoigne d’une vision réellement critique envers les anciennes traditions, et présente sans équivoque le nouveau régime comme un bienfait pour la population.
Les auteurs du Premier Maître auraient pu s’arrêter là. Mais sans doute conscients qu’un happy end réparateur et consolant serait apparu comme une concession artificielle à la propagande révolutionnaire, ils font s’achever leur film sur une note bien plus amère. Car l’instituteur n’a pas terminé sa tâche, et il entend la mener à bien. C’est un libérateur, mais aussi et avant tout l’homme par qui le malheur arrive. Déjà, dans le premier tiers du film, quand il était montré pleurant la mort de Lénine devant un feu qu’il avait lui-même allumé, l’image de cet ancien soldat hagard encadré par les flammes avait quelque chose de diabolique, et de prophétique. La société que Diouchène doit créer – au nom de la Révolution dont il est à la fois l’éclaireur et le héraut – ne pourra s’édifier que sur les décombres encore fumants de l’ancien système. Et s’il sauve Altynaï et fait d’elle « la première femme libre d’Orient », il condamne également le village à la ruine et à la souffrance. Instrument borné du Progrès, son aveuglement à cette souffrance le rend résolument antipathique. Face à des paysans qui ont tout perdu par sa faute, et qui lui déclarent : « nous ne sommes pas contre le parti soviétique, mais nous ne voulons pas que nos enfants meurent », Diouchène ne sait opposer que son mépris : « comment peut-on faire la révolution mondiale avec vous ? »
Ce va-et-vient constant entre le discours officiel (mais on l’a vu, subverti par une dérision mordante) et un humanisme désabusé, est la caractéristique la plus frappante d’un film hors normes, qui s’élève au-dessus de ses contradictions jusqu’à atteindre la hauteur de vue d’une leçon universelle – à la fois morale, historique et cinématographique. Sans jamais sombrer dans le sentimentalisme – le film est âpre comme le climat de l’Asie Centrale – ce Premier Maître témoigne, grâce à l’empathie dont il fait preuve envers des gens simples confrontés à la perte de leur culture et au souffle violent de l’Histoire, des bouleversements qu’ont connu et connaîtront encore les civilisations humaines. La scène finale, d’une beauté et d’une sécheresse inoubliables, marque autant le début d’une nouvelle ère qu’elle laisse un goût de cendres dans la bouche d’un spectateur durablement secoué.