Sorties de la cuisse de Mercure, dieu du Commerce, les « Mercuriales » sont les vestiges d’un vaste projet de quartier d’affaires conçu pour narguer les premières tours de la Défense, puis abandonné après le premier choc pétrolier. Depuis, fièrement érigées à la commissure est des lèvres de la capitale, les tours jumelles caressent le périphérique et scintillent de mille reflets solitaires. Après l’imagerie médiévale de son précédent film, l’auteur de Commissariat (2005) toise une nouvelle fois les genres et exhume les spectres d’étranges mythologies urbaines. Épousant des chemins de traverse, Mercuriales serpente entre documentaire et fiction comme entre les jambes de ses quatre nymphettes aphrodisiaques (d’abord les deux tours, puis deux jeunes femmes), sur les terres spongieuses d’une banlieue est peuplée de barres crevées et de corps frémissants. En paléontologue visionnaire, Virgil Vernier pose son index à la page des mythes et suit les déambulations languides de deux figurines échappées de sa nouvelle fresque préhistorique, à l’enfance du temps et des désirs.
Monter le mercure
Dans le sillage des légendes, après le dépoussiérage de Jeanne d’Arc, réincarnée en strip-teaseuse, l’auteur d’Orleans (2013) prend les sentinelles de la porte de Bagnolet pour point de départ d’une fable aux accents homériques. Au fil des dérives, les tours Mercuriales sont d’abord scrutées de l’intérieur, invitant le spectateur à pénétrer les monolithes sans pudeur, pour en explorer les conduits interdits. Puis, l’endoscopie des entrailles métalliques laisse place au fourmillement de ses résidents. D’abord les veilleurs de nuit, puis les hôtesses d’accueil, aux silhouettes suaves et alanguies. Deux d’entre elles font connaissance, comme des jumelles fortuites, sautillant sur le toit de la tour Levant. L’une est moldave, immigrée d’Europe de l’Est, l’autre habite une zone reculée à l’Est de Paris. S’arrachant du lieu de leur rencontre, l’attention glisse des tours à ces deux filles d’une beauté mythologique. Et nos regards ondulent entre leurs jambes effilées qui vadrouillent sous les passages du RER, filmés comme des grottes moites tapissées de peintures rupestres. Déesses déchues, tombées de leur tour d’Ivoire, l’une rêve d’une carrière de danseuse et l’autre vagabonde sans but, semblables à Joane et sa partenaire, les deux pole-danseuses d’Orleans, qui incarnaient déjà les deux faces inséparables d’une même figure : l’illusion et le désespoir. Dans un jeu de faux fuyants, Vernier manœuvre par décrochages tout en maintenant son point focal entre l’imaginaire et la sensation. Et pour approcher ça, il faut chercher le chemin entre les corps, écrire pour les artères et le cerveau. Alors les personnages ne sont plus des mythes, mais des fantasmes. Et le film vaporise un érotisme fluet, discrètement bandant, accomplissant incognito son programme de fable libertine : jamais vraiment fidèle à ses propres lois.
Passements de jambes
Fourvoyant ses règles de conduite, Mercuriales avance masqué à tous les niveaux. En premier lieu la narration, qui décrit un faux semblant d’arborescence toujours rattrapé par le piétinement linéaire des deux succubes. Ensuite, parce qu’en dénudant les tours jumelles dès l’ouverture, le récit laisse malicieusement planer un parfum sulfureux, et l’espoir clandestin que les mercuriales de chair seront aussi déculottées – sans que jamais, l’étincelle ne soit déclenchée. Enfin, dans cette adresse si candide à naviguer entre fiction et documentaire, sans que son cinéma ne dévoile ouvertement son jeu, comme certains le font fièrement, convaincu de creuser le sillon d’une troisième voie, sur le fil du rasoir. Jamais pontifiant ou snobinard, les mélanges de Vernier revêtent l’évidence d’un geste naturel. Gracieux et troublant comme une chimère, l’idée même de brouillement des genres est invalidée par la naïveté primitive du film, ici plus proche de l’art brut que de la sophistication arty. Moins poseur que le dernier Denis Côté (Que ta joie demeure), qui roule des mécaniques sous prétexte d’intégrer des comédiens dans une usine (exhibant sa cuisine incestueuse comme une astuce inédite, alors qu’il peine surtout à sublimer sa matière première), Mercuriales se glisse dans la vague des films de sorciers, dont le récent Mille Soleils dépliait le programme chamanique, en manifeste fossile. Si Orleans séduisait déjà pour l’audace de ses parti-pris, il restait recroquevillé dans sa tiers-voie de fable expérimentale, à cheval sur le jeu et la captation documentaire. Mais entre-temps, l’élargissement du champ et l’ampleur de son récit buissonnier, reflètent l’épanouissement d’un style vers sa forme la plus cristalline. Témoin cette tendance narrative pour l’ondoiement, déjà présente dans le précédent film en plus visible, plus rêche, là où Mercuriales parvient à dériver sans y paraître, pour toujours retomber sur les pas de ses deux personnages d’élection.
Eastern girls
S’il émiette par ci par là de pures séquences immersives, comme cette joute très maladroite et très sensuelle d’enfants gorgés de désirs dans la chaleur d’un HLM en étuve, Vernier parvient à faire mijoter scènes fictives et moments captés dans le même pot. Attiré par les icônes et figures de légende, il dresse dans un geste primitif les motifs d’une imagerie banlieusarde aux antipodes des clichés habituels (en guise d’antidote à l’album Panini de Céline Sciamma). Filmés comme les ruines d’un monde d’après-guerre, les grands-ensembles de l’est de Paris riment avec les paysages dévastés d’ex-Yougoslavie et des pays d’Europe de l’Est. Le film dialogue avec les carcasses d’immeubles éventrées de La Vie nouvelle (2002) de Grandrieux et, sous un certain angle, avec le très récent Eastern Boys. Convoquant la Seine-Saint-Denis comme théâtre de son drame chapitré, Robin Campillo filmait la butte de Bagnolet et le Montreuil osseux, les hôtels de passe et résidences pour migrants d’Europe de l’Est. Pourtant, malgré de belles intentions initiales, Eastern Boys abandonne son univers en cours de route pour un réalisme bon ton, comme s’il fallait en revenir aux choses sérieuses. Chez Vernier, l’imaginaire n’est pas une coquetterie secondaire, mais le canevas d’une tapisserie ovidienne où les tours jumelles se métamorphosent en déesses de chair, et où les charognes de HLM finissent dévorées par d’étranges mâchoires mécaniques aux airs de plésiosaures. Confirmant les ambitions esquissées avec Orleans, Mercuriales poursuit donc un travail de relecture des mythes à l’aune d’un contemporain rendu méconnaissable. Reste à savoir si les visions archaïques de Virgil Vernier franchiront un jour le seuil des sélections les plus périphériques du festival de Cannes. C’est à tout le moins ce que nous souhaitons.