De toutes les causes fallacieuses avancées pour expliquer la fréquentation clairsemée du Grand Théâtre Lumière lors du premier jour de la compétition, la pire – et en même temps la plus jouissive – était peut-être la suivante : Tetro a tout pris. La vedette et les spectateurs. À chacune des trois séances du dernier film de Francis Ford Coppola proposées dans la journée pour l’ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs, une foule impressionnante s’est agglutinée aux portes du Palais Stéphanie. Certains n’ont pas hésité à attendre plus de quatre heures sous les intempéries : ceux-là savent qu’il fait parfois plus beau à l’intérieur des salles que sous le ciel monolithique de la Croisette.
Coppola a franchi le pas. Il a osé faire ce qui aurait pu sauver, par exemple, un John McTiernan (ou tout du moins étoffer sa filmographie) : il a accepté de réduire significativement le budget moyen de ses films. Gageure difficilement imaginable pour tout cinéaste hollywoodien qui se respecte, condamné à la croissance pour asseoir sa trajectoire. Tetro est le premier à bénéficier de ce traitement de défaveur financière. On ne voudrait pas établir de corrélation par trop définitive, mais le cinéaste y puise une nouvelle jeunesse. En noir, blanc et haute-définition, il installe un récit protéiforme basé – on pouvait s’y attendre – sur l’exploration tortueuse d’une mémoire familiale torturée. Un jeune matelot retrouve à Buenos Aires son frère aîné, Angelo (Vincent Gallo). Tous deux ont fui leur famille, dominée par l’image d’un père génial et célèbre, le grand chef d’orchestre Tetrocini. Angelo s’est construit à l’étranger une autre vie, une carapace d’oubli, pour échapper à son passé, à l’inextricable nœud des dommages et culpabilités familiales. Il a abandonné jusqu’à son nom, lui substituant une percutante troncature (Tetro) pour conquérir son individualité et se mesurer, dans l’écriture, au talent de son père. Seulement, il n’écrit plus. Angelo conserve dans de vieilles valises des piles de feuilles gribouillées, un manuscrit codé retraçant tout l’histoire de sa famille, fruit de sa période de détention en asile psychiatrique. Son cadet, à peine toléré dans la maison, dans le quartier, va y fourrer son nez et se mettre en tête de le publier pour qu’éclate au grand jour le génie de son frère.
Difficile de résumer en quelques lignes une architecture scénaristique aussi complexe, trouée de passerelles : flashbacks, rêves et réminiscences toutes subjectives. On pouvait craindre la grosse machine obèse et boiteuse qui s’emmêle les pinceaux à force de complications (cf. Synecdoche, New York). Mais Coppola fluidifie le tout et l’emporte par une mise en scène à l’opposé de ses tendances opératiques bien connues. Tetro est avant tout bâti sur la parole, des échanges, des dialogues où il s’agit d’accoucher au forceps d’un passé récalcitrant et douloureux. Le cinéaste s’applique à son programme de maïeutique par une mise en scène épurée, toute faite de cadres très simples, très frontaux, très beaux, avec de temps à autre une petite percée vers des constructions baroques à la Rusty James. Il signe là presque un film de chambre, de cuisine, d’intérieur. Jusqu’à sa dernière partie où le spectacle reprend ses droits, où son autorité oppressante expulse la vérité hors de la gorge d’Angelo. D’où nous vient alors cette impression que Tetro est empli d’objets, regorge de détails, de lignes et de formes ? Comme si le chemin de l’indépendance financière pris par Coppola n’avait absolument rien entamé de sa générosité, le filme amasse tout un débarras, tout un fatras d’accessoires, pour alimenter le minuscule, l’immense théâtre intérieur du personnage-titre. Et tout s’achève sur scène, celle d’un ballet, en hommage aux Contes d’Hoffmann de Powell & Pressburger. Un beau cadeau, dès le premier jour.