Pour la présence envoûtante d’un duo devenu mythique, ou même pour le seul charisme de l’éphémère River Phoenix, My Own Private Idaho mérite d’être (re)vu. Il est agréable de constater que, dix-sept ans après sa sortie, le film conserve son pouvoir de fascination et sa force poétique. Cette œuvre incontournable dans la filmographie de Gus Van Sant est perçue comme une pièce maîtresse du développement d’un nouveau regard sur la question de l’identité sexuelle dans les années 1990. Qu’on le définisse comme un film queer, un film grunge ou un film « shakespearien », My Own Private Idaho demeure avant tout une œuvre composite, faite de mélanges et de détours, expression plastique de l’errance de personnages uniques, confrontés à la difficulté d’exister.
Mike Waters (River Phoenix) est seul sur une route : le jeune blond au visage poupin semble connaître cet endroit sans le reconnaître. Mike Waters est toujours seul avec lui-même : l’écorché vif navigue en eaux troubles, noyé sous des images confuses (une grange, une maison, une mère, des saumons remontant le cours d’une rivière). Quand le monde est trop dur à supporter, le grand adolescent qui vend son corps à qui veut bien de lui se réfugie dans un sommeil compulsif. Sur les trottoirs de Seattle, ce jeune narcoleptique privé d’amour maternel trouve le réconfort dans la présence bienveillante de son ami Scott Favor (Keanu Reeves), qui a choisi la liberté de la marginalité sociale au carcan de l’opulence familiale. Le fils rebelle du Maire préfère le modèle psychédélique et décadent de Bob Pigeon, exubérant clochard hypnotisé par la grâce androgyne du jeune homme. À travers l’Idaho et jusqu’à Rome, Scott conduit son ami Mike à la recherche de sa mère, en vain. Dans un road movie elliptique et sensoriel, il ne s’agit pas de se perdre pour mieux se retrouver, mais de partir ensemble pour mieux se séparer. Ce voyage aussi géographique qu’intérieur noue le drame d’un duo masculin en quête de repères parentaux : Mike aime Scott d’un amour non partagé. Le retour de Scott dans l’étau d’un modèle social dominant laisse son jeune prétendant à son errance lancinante. Mike Waters est seul sur une route : le jeune blond au visage poupin semble connaître cet endroit sans le reconnaître.
L’état de Mike conditionne le mouvement entier du film, plaçant le spectateur dans une position d’intimité étroite avec le jeune homosexuel dont la détresse transpire dans chaque plan. Construit sur des effets de ruptures et d’ellipses, éclaté en plusieurs lieux distants (Seattle, l’Idaho, Rome, Portland), chapitré par des intertitres aux couleurs vives, la structure de My Own Private Idaho est l’expression concrète de l’intériorité d’un personnage versatile, dont les moments d’inconscience rythment une narration pulsative. Malgré l’importance accordée à ce personnage fragile, My Own Private Idaho n’est pas seulement un film sur la difficulté de vivre son homosexualité, le caractère marginal de Mike dépassant la question de l’identité sexuelle. Le jeune homme n’est nulle part à sa place : il ne fait certainement pas partie du monde normé auquel retournera Scott, mais il n’appartient pas davantage à l’univers carnavalesque de Bob Pigeon et de sa bande d’exclus. Tous ces copains de galère, prostitués pour survivre, ne sont que des ombres dans l’errance solitaire d’un jeune homme enfermé entre deux mondes : l’univers concret qui l’entoure et le monde fantasmatique de ses absences narcoleptiques. River Phoenix, disparu en 1993, donne corps à ce personnage d’outcast avec une sensibilité troublante. Jeune pour l’éternité, l’acteur incarne une variation de la figure du paria, personnage topique du cinéma américain, étrangement souvent interprété par des étoiles filantes du septième art : de James Dean (À l’est d’Eden, Elia Kazan, 1955 et La Fureur de vivre, Nicholas Ray, 1956) à Heath Ledger (Le Secret de Brokeback Mountain, Ang Lee, 2006 et The Dark Knight, Christopher Nolan, 2008).
Placé dans une tension constitutive de la culture américaine, Scott choisit l’austérité de la « civilization » patriarcale, après avoir goûté à la « wilderness » d’une vie anarchique. Confronté aux limites de sa propre rébellion, il se résout au mariage traditionnel et à une carrière politique toute tracée, abandonnant son alter ego, Mike, et son « maître à pécher », Bob. L’homosexualité se trouve encore reléguée à la marge, à l’ombre des quartiers miséreux et des squats obscurs, alors qu’en 2009 Gus Van Sant la placera sur le devant de la scène politique et sociale avec Harvey Milk, offrant une consécration cinématographique au premier homme politique ouvertement gay. Version actualisée du Prince Hal dans la pièce Henri IV de William Shakespeare, quittant le giron familial pour rejoindre le débauché Falstaff, Scott finit par se plier lui aussi aux normes conservatrices pour accomplir la destinée familiale. La citation explicite du drame shakespearien participe à la complexité d’un film hybride, nourri des traits caractéristiques de genres forts du cinéma américain (road movie et western), centrés sur des duos solidaires, aujourd’hui reconnus comme l’expression d’une homosexualité latente. Gus Van Sant donne toute son ampleur au sous-texte gay de l’imagerie cinématographique de l’Ouest, en particulier dans la scène du feu de camp, filmée avec une simplicité émouvante, où Mike avoue avec peine son amour à Scott, sur fond de chant indien et de sifflement de train.
Film symptomatique d’une époque d’interrogation et de transition (sur la perception sociétale de l’homosexualité, le développement des personnages gay au cinéma, le rayonnement du cinéma indépendant), My Own Private Idaho apparaît presque aujourd’hui comme un document historique. Le film témoigne aussi de la position liminale de son auteur funambule, louvoyant subtilement entre cinéma indépendant et cinéma commercial, et de son obsession persistante pour la représentation de personnages à la dérive, comme à la recherche du River perdu…