Au cours de ces derniers mois, les nouveaux logiciels d’IA génératives ont beaucoup pris pour modèle le cinéma de Wes Anderson afin d’illustrer leurs potentialités dans le champ des arts visuels. On ne s’en étonne pas : de film en film, le style si caractéristique du metteur en scène semble être devenu la matrice d’objets dépassionnés, dont le principe de vignettage relève moins d’une écriture ludique que d’une mécanique robotisée. Si bien qu’il n’était pas interdit de considérer cette esthétique de maquettiste, aux cadres identifiables en un coup d’œil, comme l’œuvre d’une proto-intelligence artificielle – ce cinéaste dandy que l’on appelle Wes Anderson. Asteroid City aurait pu valider pour de bon cette hypothèse, à l’heure où des petits ersatz andersoniens pullulent sur les réseaux sociaux. Paradoxalement, il en est tout autrement : le film, l’un des plus singuliers de son auteur, vient remettre de l’intelligence au sein de l’artifice et pointer l’écart qui persiste entre l’original et ses copies.
Contrairement à The French Dispatch, dont la logique cumulative accouchait d’un empilement de microrécits, Asteroid City épouse quant à lui une dynamique circulaire. La petite ville fictive d’Arizona qui donne son titre au film se présente comme une bulle dont on fait rapidement le tour – cf. la voiture de police lancée à la poursuite de bandits, qui paraît traverser indéfiniment la bourgade. Cette dernière est d’ailleurs introduite par un panoramique traçant un cercle au centre duquel se trouve la caméra. Or le film organise justement une série d’anneaux concentriques autour d’un point d’abord indiscernable, notamment par l’entremise d’une mise en abyme (le récit de science-fiction auquel on assiste est présenté comme une pièce dont on découvre les préparatifs et les coulisses). Acteurs comme personnages sont hantés par une même question : quel sens donner à cette histoire et, plus loin, à l’existence ? Le film trouve quelque part son allégorie dans le cratère (presque) vide au centre duquel se trouve un minuscule astéroïde, qui fera l’objet d’une rencontre du troisième type ; ce caillou venu de l’espace, c’est la pièce fondamentale de l’horlogerie. La retirer, comme la remettre à sa place, dérègle l’ordre rigoureux des vignettes ; rarement Wes Anderson aura filmé avec autant de précision le chaos qui menace d’engloutir ses cadres tirés à quatre épingles. Le rôle échu au corps céleste rappelle en cela la fonction d’un autre objet : déjà, au début du film, une voiture tombait en panne sans que l’on comprenne vraiment pourquoi, jusqu’à ce qu’un étrange tube, palpitant comme un être vivant, se détache du véhicule. Loin d’être cantonnés à des plans étanches les uns des autres, comme c’est souvent le cas chez Anderson, les différents éléments du film dialoguent ainsi par un jeu de vases communicants.
La sépulture
Pour la première fois, Wes Anderson semble prendre à bras-le-corps la question qui hante son cinéma : que contient la coquille vide façonnée par sa mise en scène ? La réponse se trouve précisément dans l’enveloppe, qui ne saurait être dissociée de ce qu’elle renferme. Si la superposition des strates narratives produit toujours des embardées automatisées – par exemple, le gag raté où le narrateur, joué par Bryan Cranston, s’égare à l’intérieur du récit qu’il est en train de conter –, elle participe surtout d’une circulation ouvrant ponctuellement sur des parenthèses poignantes. Il est justement question ici d’une béance dont la nature est révélée par un très beau raccord situé à la fin du film. Alors que les filles d’Augie (Jason Schartzman) insistent pour enterrer les cendres de leur mère dans un petit trou, situé près du bungalow d’un hôtel ordinaire, le plan suivant montre les personnages s’installer au comptoir d’un diner, derrière lequel s’étend, dans la profondeur de champ, le gigantesque cratère à côté duquel la ville a été érigée.
Autrement dit, le véritable trou dans lequel le film fait son nid, c’est cette sépulture improvisée dont le cratère apparaît comme le prolongement démesuré ; une cavité modeste constituant le contrepoint de l’immensité insondable du ciel étoilé, que les personnages scrutent pour obtenir des réponses. Plus largement, la mise en abyme, comme la relation qu’entretiennent Augie et Midge (Scarlett Johansson) par surcadrages interposés, aménagent un écart, un vide entre les figures par lequel s’exprime la mélancolie étouffée de Wes Anderson, ici beaucoup plus prégnante. Tout n’est pas parfait, loin de là – le casting entérine, à quelques ruptures de tons près, le devenir-poupée des acteurs andersoniens –, mais l’ingénierie monomaniaque du cinéaste devient l’instrument permettant de circonscrire, avec une acuité inédite, le cœur battant de sa machine. C’est d’ailleurs dans le cratère qu’Augie/son acteur ouvre, au point culminant de l’action, une porte menant aux coulisses du théâtre et à une apparition semi-spectrale, le temps d’une rencontre éthérée sous la neige de Broadway. À cet endroit, on rend les armes : il ne fait guère plus de doute que le robot a bien une âme.