Que raconte aujourd’hui le cinéma de Wes Anderson ? Tentative de réponse à partir d’Asteroid City mais aussi de ses derniers films, qui actent une évolution de son esthétique.
Josué Morel : Wes Anderson fait débat au sein de la revue. The French Dispatch comptait d’ailleurs autant de détracteurs que de défenseurs au sein de nos colonnes : nous avions publié, en amont de sa présentation cannoise, un texte transversal sur le cinéaste signé Thomas Grignon, puis une critique négative de Corentin Lê, et enfin, Marin, tu étais revenu quelques mois plus tard sur le film. En somme, nous étions plutôt divisés, d’où l’intérêt d’organiser cette table ronde pour faire le point sur le « cas Anderson ». Or il se trouve qu’Asteroid City, présenté à Cannes en amont de sa sortie en juin, a rebattu les cartes, puisque le film fait l’unanimité entre nous. À l’échelle de ce consensus persiste toutefois un désaccord : pour toi Marin, Asteroid City s’inscrit dans la continuité de son cinéma et de The French Dispatch, tandis que pour moi ou Corentin, le film propose un certain nombre de solutions aux impasses que présentaient ses derniers films.
Marin Gérard : Plutôt que de continuité, je parlerais de suite logique. Asteroid City arrive après les années 2010 de Wes Anderson, qui marquent un tournant dans son cinéma. Avant Moonrise Kingdom et surtout The Grand Budapest Hotel, son style était déjà très identifié, avec des plans symétriques, des travellings rapides et précis, ou encore des ralentis accompagnés de musique. On pouvait percevoir Anderson comme un horloger facétieux ou un enfant jouant avec un petit train, ce qui est toujours le cas aujourd’hui, mais son cinéma s’ancrait alors néanmoins dans le monde réel. J’ai revu La Famille Tenenbaum pour préparer cette discussion : si le film entretient de nombreux points communs avec Asteroid City (la mélancolie des personnages, le refus du deuil, le livre fictif qui sert de chapitrage, etc.), il se déroule en grande partie dans des décors naturels. Par exemple, j’ai presque été choqué d’y voir Central Park ou des immeubles en brique de Manhattan.
J.M. : À t’entendre, je me demande si la vraie « bascule » – mais cette évolution est peut-être plus progressive qu’on ne le pense – ne commencerait pas avec Fantastic Mr. Fox, dans lequel Anderson façonne pour la première fois un monde fictif dans ses moindres détails.
M.G. : Oui, c’est vrai qu’il y a déjà un glissement avec ce film-ci. Mais à mon avis ce qui importe est de voir comment ce changement s’est propagé à ses films en prises de vues réelles. Si Moonrise Kingdom constitue quelque part une transition entre ces deux « périodes », on ne voit plus aucun décor naturel dans The Grand Budapest Hotel. Tout a été construit pour le film. Cette mise en boîte, cette fabrication d’un monde, me semble acter une rupture, qui se ressent notamment chez celles et ceux qui ont apprécié Wes Anderson à ses débuts et qui s’en détachent à partir de là. L’idée sous-jacente serait qu’à partir de ce film, son cinéma serait devenu un peu glacé, avec des personnages transformés en poupées auxquels il serait difficile de s’intéresser. Bref : que le réel aurait disparu. Après l’interlude un peu décevant que constitue L’Île aux chiens – autre détour par l’animation –, The French Dispatch et Asteroid City poussent à mon sens les curseurs de l’abstraction encore plus loin. Ce retranchement du monde s’accompagne en effet d’une sorte d’appétit insatiable pour la vitesse, au niveau de la mise en scène comme des dialogues ; c’est l’avènement du règne de la mécanique. La forme même de son cinéma paraît être devenue son sujet, la structure a pris le pas sur le récit. En creusant ce sillon quasi expérimental, Wes Anderson semble s’interroger sur le fondement même de l’existence de ses films et de ses personnages.
J.M. : Il y a du vrai dans ce que tu racontes, mais le goût du cinéaste pour la mise en abyme ne date pas d’hier. On trouve déjà entre autres un conteur dans Moonrise Kingdom.
M.G. : Oui, on retrouve cet aspect dans ses précédents films, mais pas à un degré aussi mécanique, voire déréalisé. Là où je veux en venir, c’est que si les nouvelles montres suisses de Wes Anderson sont moins limpides qu’avant – les films sont parfois difficiles à comprendre –, les moindres écarts qui dérèglent le système de l’intérieur me bouleversent encore davantage. Cette manière de dissimuler les secrets de ses films dans des mécanismes très complexes me touche beaucoup. C’est à cet égard qu’Asteroid City, film-pièce de théâtre dont les plus belles scènes relèvent du décadrage, s’inscrit à mon avis dans la continuité de The French Dispatch et l’idée d’un film-journal émaillé de petits éclats qui apparaissent au détour d’une note de bas de page ou d’un appendice.
Corentin Lê : À propos de la bascule que tu mentionnes avec The Grand Budapest Hotel – mon Wes Anderson préféré – et la déréalisation qui l’accompagnerait, je suis d’accord tout en trouvant l’idée paradoxale, puisqu’il s’agit de l’un de ses films qui s’ancre le plus dans une réalité historique, à savoir l’invasion nazie en Europe dans les années 1930. La « boîte » que constituerait le film n’est pas étanche à la réalité qui l’entoure, contrairement à beaucoup d’autres de ses films, où le reste du monde ne semble pas vraiment exister. Dans Asteroid City, le postulat science-fictionnel du récit permet lui aussi « d’ouvrir la boîte » par le surgissement d’une entité venue d’ailleurs, et par conséquent d’influer sur la mécanique bien huilée du cinéaste. À titre personnel, c’est ce qui me manquait dans The French Dispatch : certes, il y avait une profusion d’appendices, mais on restait toujours dans le cadre des pages d’un journal, avec l’impression qu’il était impossible de se détacher de l’avancée, à la fois linéaire et fragmentée, d’une lecture très bordée.
La somme et les parties
J.M. : Votre échange me semble illustrer l’un des paradoxes du cinéma de Wes Anderson : son style a quelque chose de cristallin, en cela que tout le monde le reconnaît d’un coup d’œil, et dans le même temps, d’un film à l’autre, sa forme fait l’objet de lectures parfois très dissemblables. Il ne me semble pas si évident de retracer une ligne évolutive claire sur les films de ces dix dernières années. Personnellement, ce que je trouvais intéressant dans The Grand Budapest Hotel, c’est qu’Anderson y embrassait le devenir-poupée de son cinéma, avec une gourmandise presque sadique. Je me rappelle par exemple de la manière dont mourait le personnage de Willem Dafoe, qui devenait une figurine projetée dans le vide. Le cinéaste apparaissait alors comme un enfant s’amusant à démantibuler ses jouets. À l’inverse, cette dimension avait complètement disparu de L’Île aux chiens, film d’une propreté assez maniaque qui constituait à mon avis un point limite de son esthétique de maquettiste. Quant à The French Dispatch, le problème me semble encore différent. L’idée de l’alinéa et de l’empilement qu’évoque Marin me semble tenir surtout de la mécanique narrative, si l’on excepte un raccord au début, qui mettait en équivalence les trois colonnes du journal et le bâtiment accueillant les bureaux de la rédaction, filmé comme un triptyque – un principe que le film reconduit à plusieurs endroits.
C.L. : On voyait ça dans le plan situé juste après et qui citait explicitement Mon Oncle de Jacques Tati…
J.M. : Oui, et c’est d’ailleurs un point que l’on pourrait reprocher, de loin – mais j’y reviendrai – au cinéma de Wes Anderson, qui serait une variation de celui de Tati, mais sans dérèglement. C’est-à-dire qu’il n’y a pas ici, comme chez Tati ou Chaplin, une résistance du corps au devenir machinique du monde moderne. Dans The French Dispatch, le motif du triptyque évoqué ci-dessus permet à Anderson de « mettre sous presse » le monde. C’est le principal désaccord que j’aurais avec toi, Marin, à propos de ce film-ci : ce qui manque à The French Dispatch, c’est un principe formel dynamique. On est face à un empilement d’histoires, avec certes des liens à tisser, mais sans cap de mise en scène commun. La question cardinale qu’il faut à mon avis se poser est la suivante : autour de quoi s’organise la machine Wes Anderson ? Il me semble qu’Asteroid City est un film possédant quant à lui une dynamique interne. Ses arabesques formelles et narratives tracent une série de cercles concentriques autour d’un point qui renvoie à une absence. C’est-à-dire qu’on a moins affaire à une « coquille vide », pour répondre à un reproche que l’on adresse souvent au cinéma de Wes Anderson, qu’à une structure renfermant un vide laissé par quelque chose qui n’est plus là. Au fond du cratère se trouve un petit astéroïde qui s’apparente au mécanisme central de la grande machine du film : que se passe-t-il si on l’enlève ? Si on le remet ? Dans ce trou, on trouve aussi une porte qui permet au personnage principal de creuser les différentes strates du récit, pour atteindre une figure oubliée. Tout ce trajet suit une logique interne, que j’ai détaillée dans mon article, et qui selon moi fait de l’espace du film une sorte de sépulture géante — le cratère comme extension du petit tombeau où sont déposées les cendres d’un personnage. Au-delà même de la question du « réel » (même si on pourrait arguer qu’Asteroid City est par ailleurs assez limpidement un film sur le confinement) et de la manière dont il perce la membrane des mondes en vase clos de Wes Anderson, c’est à cet endroit que le film se démarque selon moi de L’Île aux chiens et de The French Dispatch : la forme ne relève pas seulement d’un habillage, pour dire les choses rapidement, mais d’une écriture.
C.L. : C’est le piège critique que tendent les films de Wes Anderson, qui en apparence se ressemblent tous. Son style est tellement identifiable et ostentatoire que l’on peut avoir l’impression qu’il est inutile de considérer les œuvres indépendamment les unes des autres. Mais ce serait faire fausse route. J’en prends pour exemple l’une des scènes d’Asteroid City que tu évoques. Quand le personnage de Jason Schwartzman sort du récit-boîte, c’est pour trouver au bout du chemin quelque chose qui le relie au cœur de la fiction qu’il vient de quitter. Tout est quelque part connecté, tandis que dans The French Dispatch, les blocs n’ont pas vraiment de rapport entre eux. Asteroid City est lui aussi fragmenté, avec différentes strates, mais chaque couche communique avec les autres, en dessinant, comme tu l’évoques, un cercle, voire à mon avis un nœud que l’on resserre au fur et à mesure. Son film précédent m’avait au contraire laissé sur ma faim : j’y voyais une forme de nonchalance, une manière de passer d’une piste à l’autre sans les creuser véritablement.
M.G. : Là où je peux aller dans votre sens, c’est que contrairement à Asteroid City, il n’y a pas de « trous » dans The French Dispatch. C’est effectivement une machine fétichiste, un film de journalisme fantasmé, voire un film d’expatrié (le film se déroule en France et le cinéaste habite à Paris). Comme tu le dis Corentin, il ne reste progressivement comme ligne directrice que le cadre du journal avec différents journalistes rédigeant leur article chacun de leur côté, mais cela ne me gêne pas tellement puisque j’aime beaucoup les films en plusieurs parties. Je trouve que ce principe génère une dynamique globale, nourrie de l’hétérogénéité du film. On cherche à comparer les parties, à savoir pourquoi on préfère celle-ci plutôt que celle-là, dans une forme de dialectique… Et pour moi, il y a tout de même quelque chose qui relie tous les blocs de The French Dispatch : une forme de pudeur et de tristesse, de simplicité, dans le fait qu’il s’agit d’un ultime numéro et que tout le monde y a travaillé du mieux qu’il ou elle pouvait, en signant le meilleur article possible avant la fin – respectivement sur l’art, la politique et la gastronomie.
Vitrines et automates
C.L. : Sans trouver que The French Dispatch était complètement raté, je peux concéder que certains écarts sont réussis. Ils brillent d’ailleurs d’autant plus que le reste du film avance très mécaniquement.
M.G. : Comme vous, je pense qu’Asteroid City est peut-être plus rigoureux que The French Dispatch, mais on retrouve cette même tendance à dissimuler des secrets à l’intérieur de la machine. On pourrait presque parfois passer à côté de ces épiphanies.
J.M. : Pour revenir sur la question de ce qui circule dans cette machine, à travers le découpage et le montage, je pense qu’il y a quelque chose qui tient, dans son dernier film, d’une forme de « mise en réseau » plus que de « mise en boîte » ou de « mise sous presse », pour citer des expressions que nous avons employées plus haut. C’est-à-dire que les éléments dialoguent entre eux. Quand on prend du recul à la fin du film, une vision d’ensemble se détache qui nous permet de saisir le lien entre les différents éléments. C’est l’inverse au fond de The French Dispatch qui, par une une mise en abyme assez appuyée, cultivait l’idée d’un devenir abstrait du cinéma de Wes Anderson. Dans le dernier segment, le critique culinaire joué par Jeffrey Wright confessait que la seule question à laquelle il n’aimait pas répondre était « Pourquoi ? ». Il y a chez Anderson la tentation d’un pur fétichisme qui ne s’embarrasserait plus de raison d’être. Sur ce point, Asteroid City, par la circulation qu’il organise au sein de son jeu d’emboîtements, vient à mon avis remettre de l’essence dans le moteur et relancer son cinéma.
C.L. : Je trouve qu’il y a tout de même dans Asteroid City des restes de ce que tu décris à propos de The French Dispatch. Même les détachements y sont parfois automatiques. Je pense à cette scène d’affrontement au pistolet, qui pastiche un western avec un court travelling avant nous approchant, en gros plan, du visage de Liv Schreiber. Ce genre d’écarts se détache de l’économie du récit comme de la dynamique formelle du film et fait simplement office de clin d’œil un peu mécanique.
J.M. : Oui, c’est juste. On peut aussi regretter l’évolution des acteurs chez Wes Anderson. C’est le point faible de ses castings monstrueux, depuis notamment Moonrise Kingdom : ils sont une armée d’automates dont les noms s’empilent au générique. Je trouve un peu dommage de reléguer ainsi Steve Carell à une série de courtes scènes ou de cantonner Damien Bonnard à la marge d’une poignée de plans. Anderson convoque des acteurs sans les filmer, voire les réduit à n’être que les rouages de sa machine.
M.G. : Je suis d’accord, notamment après avoir revu La Famille Tenenbaum, bien plus généreux à ce niveau. Mais je dirais néanmoins que le cinéma de Wes Anderson permet de donner des rôles peu habituels à des acteurs très établis, qui ont l’air d’y prendre beaucoup de plaisir. Bruce Willis et Edward Norton dans Moonrise Kingdom, Jude Law dans The Grand Budapest Hotel, Jeffrey Wright dans The French Dispatch, Bryan Cranston dans L’île aux chiens… Ils n’avaient jamais joué ce genre de personnages avant. Ce sont les purs caméos qui sont effectivement agaçants, comme Damien Bonnard dans Asteroid City, presque invisible.
J.M. : J’en reviens à la manière dont les films sont perçus. Cette manière de transformer les acteurs en robots et de changer, à chaque film, « l’habillage » du décor fait que sa filmographie ressemblerait presque à l’équivalent cinématographique des traditionnelles vitrines de Noël des grands magasins parisiens. Chaque film a son thème : la Mitteleuropa, le western, le Japon, etc.
Ordre et désordre
M.G. : C’est ce que tu évoques dans ton texte sur Asteroid City, à propos des nombreux pastiches du style de Wes Anderson fabriqués à l’aide d’I.A. Ce qui échappe à mon avis à ces ersatz, c’est que quelque chose déborde toujours du système, notamment le penchant mortifère et parfois sordide du cinéaste. La scène de suicide du personnage de Luke Wilson dans La Famille Tenenbaum est à cet égard une séquence matricielle de son cinéma. La mort rôde dans tous ses films, il me semble qu’on l’oublie souvent.
J.M. : Je suis partiellement d’accord. Il n’est pas totalement faux de considérer que les films sont de plus en plus ordonnés, que presque plus rien ne vient les dérégler. Mais à mon sens le problème n’est pas tant de savoir s’il y a dérèglement ou pas – je reviens à Tati – que de déterminer si « l’ordre » agencé par la mise en scène produit quelque chose. Dans Asteroid City, je discerne une pensée en action, mais je ne suis pas certain que le film soit plus « déréglé » que les deux derniers et que sa valeur dépende de ce facteur. On reproche aux films d’Anderson leur caractère automatisé, mais il faudrait peut-être déconstruire un autre automatisme, celui de juger son esthétique à l’aune d’un principe – le burlesque – qui est de moins en moins le sien.
C.L. : Je n’ai personnellement pas de problème en soi avec les films mécaniques ou rigides. L’enjeu est de savoir ce que l’on en fait. Je prends un exemple d’Asteroid City, pour prolonger la question des acteurs devenus automates. Tilda Swinton, comme dans les derniers films de Wes Anderson dans lesquels elle figure, incarne un personnage sans profondeur. On pourrait s’amuser à voir dans ce rôle un prolongement de ceux qu’elle tient dans Memoria, Trois mille ans à t’attendre ou Eternal Daughter, en cela qu’elle interprète encore une femme qui tente de communiquer avec un ailleurs, mais il faut reconnaître que son personnage est ici assez vide et creux, voire fonctionnel. Or, ce qui est curieux, c’est que quelque chose se joue tout de même au détour d’une scène assez brève, dans laquelle le jeune fils de la famille endeuillé la regarde droit dans les yeux. S’insère dans le montage un gros plan frontal de ses yeux, dont la forme circulaire, en plus de renvoyer à celle du cratère, accueille en son centre les étoiles scintillantes dont provient l’apparition qui suspend l’avancée du récit. Dans le même temps, elle confesse elle aussi avoir perdu un parent. Je trouve la scène à la fois troublante et sublime : à mon avis, elle fonctionne précisément parce que Tilda Swinton n’était jusqu’à présent qu’un automate, à qui l’on a tout à coup donné une âme, une profondeur. C’est ce que Wes Anderson parvient à faire de mieux avec ses acteurs robotisés, même si tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Steve Carell est exemplairement mis de côté. Il gère d’ailleurs des distributeurs automatiques…
J.M. : Il y a néanmoins quelque chose de théoriquement drôle (mais seulement théoriquement) concernant Steve Carell et l’idée qu’il jouerait ici une sorte de petit manager comme dans The Office…
C.L. : Sans qu’il ait la possibilité de craquer ! Wes Anderson ne donne qu’à certains personnages la possibilité de gagner en épaisseur, ce qui s’avère parfois assez cruel pour certains.
J.M. : C’est vrai qu’il y a une forme d’abîme chez l’ensemble de ses personnages, notamment avec la question récurrente du suicide, qui revient ici par l’entremise de l’actrice jouée par Scarlett Johansson. Wes Anderson met quelque part en scène une mélancolie du robot. Ici plus explicitement encore : ai-je une âme ? Quel est le sens de mon existence ?
M.G. : Plus ses films deviennent mécaniques et s’apparentent à une horlogerie infaillible, plus chaque pièce qui s’extrait de ce système et nous permet d’accéder à cette blessure originelle produit une forme d’implosion. Je trouve ça très beau.
Réel et vérité
J.M. : Tout en trouvant Asteroid City autrement plus émouvant et convaincant que ses précédents films, il reste cependant une propension à l’automatisation dans le cinéma de Wes Anderson, qui transparaît notamment par des effets prévisibles.
C.L. : Jusque dans la composition de ses cadres…. On peut prévoir ce qu’il va faire de tel ou tel décor. Avec les personnages de Scarlett Johansson et Jason Schwartzman qui habitent l’un à côté de l’autre, on devine que le champ-contrechamp figurant leur conversation va disposer un surcadrage et une ouverture sur le côté, qui sera de l’autre côté dans le plan suivant, etc. Son cinéma avance parfois sur des rails. C’est difficile de sortir du système : même quand on quitte le cadre de la représentation pour arriver à Broadway, c’est pour finir sur un champ-contrechamp qui rejoue les scènes précédemment citées.
J.M. : On en revient toutefois à l’idée que les supposés « décadrages » n’en sont pas et prolongent une même logique. Dans la scène pivot du récit, les personnages sont par exemple en train de regarder le ciel. On voit deux points lumineux, avant qu’un troisième n’apparaisse en clignotant. Je ne pense pas que ce point corresponde à un « dérèglement » de la situation : il s’agit plutôt de la continuité d’un même tracé. Le surgissement d’un élément exogène tient moins du pas de côté que de la sophistication d’une dynamique déjà présente. C’est pour cela que le film est à mon avis d’une parfaite cohérence et, contrairement à d’autres titres précédemment évoqués, ne tourne pas à vide : une scène en appelle une autre, etc.
C.L. : C’est comme si cette quatrième lueur céleste qui apparaît donnait vie à ce qui n’était, au départ, qu’une image fixe. Les trois premiers points ne bougent pas, mais le quatrième, tout en s’inscrivant dans la ligne qu’ils dessinent, vient dynamiser le plan.
J.M. : Oui, le troisième point insuffle une certaine hétérogénéité – littérale, avec ce qui suit. C’est d’ailleurs l’un des traits récurrents de ses films, bien que la fortune de ces incursions soit très variable. Par exemple, je ne suis pas très convaincu par la partie animée de The French Dispatch, qui ne me semble pas raconter grand-chose. À l’inverse, dans Asteroid City, l’apparition en stop-motion fait sens : l’entité que l’on voit est matériellement différente parce qu’elle vient d’ailleurs.
M.G. : En effet, la scène animée de The French Dispatch témoigne surtout de l’influence d’Hergé et de la ligne claire chez le cinéaste, avant de raconter quelque chose de précis dans l’économie de la fiction. Pour avoir longtemps défendu l’idée que The Grand Budapest Hotel était une adaptation secrète de Tintin, je dois dire que je trouve cet hommage grisant, mais le passage de la prise de vue réelle à l’animation est effectivement assez arbitraire. Ce que tu dis rejoint ce que l’on évoquait au départ sur la suppression du réel chez Wes Anderson. Non seulement il compose son cadre avec une précision maladive, mais tout ce qu’il contient a spécifiquement été conçu pour la composition de son cadre. Je trouve ça assez fascinant, d’autant plus dans ses films en prises de vue réelles. Je me suis demandé, devant la scène d’Asteroid City où apparaît Margot Robbie, ce qui pouvait encore basculer chez Wes Anderson : une porte va-t-elle s’ouvrir pour que l’on se retrouve tout à coup véritablement à New York ? Ce retour du réel n’arrivera probablement pas de sitôt, mais j’ai été pris de vertige en y songeant soudainement.
J.M. : Il faudrait peut-être envisager sous un autre angle ce reproche tenace que l’on fait à Anderson d’avoir évacué le « réel » au profit d’une reconstitution mécanique. Ici, il s’agit au fond de passer par un artifice (le jeu d’emboîtements, la multiplication des cadres dans le cadre et de récits dans le récit, etc.) pour mieux atteindre une vérité – la quête existentielle des personnages.
M.G. : C’est très juste, en effet.
J.M. : Je terminerais par une autre comparaison qui me semble pointer qu’Asteroid City réussit là où d’autres films du cinéaste échouaient : dans The French Dispatch, Anderson figeait une grande scène de bagarre pour en tirer une suite de tableaux vivants au sein desquels les acteurs mimaient un arrêt sur image… On retrouve une idée similaire dans Asteroid City. Au pinacle de l’action, Anderson suspend la situation et le personnage/acteur principal glisse dans les coulisses. Dans le premier cas, l’idée accouche d’un simple effet de style (des tableaux vivants au beau milieu d’un affrontement, dont on devine le caractère artisanal et fabriqué, avec le léger tremblement des comédiens immobiles) ; dans le second, elle produit une sortie de champ permettant d’atteindre le cœur secret de la fiction (la rencontre avec le personnage de Margot Robbie), qui se trouve à la fois à la marge et au sein du film. Là encore, je trouve que l’effet qu’en tire le film est bien plus fécond et inspiré.