La dernière chose que l’on peut reprocher à Jean-Marie Straub et à Danièle Huillet est de ne pas être constant, tant leur œuvre suit une route qui n’appartient qu’à eux et qui ne fait que creuser les mêmes problématiques, films après films, autour d’un nombre limité d’auteurs revenant plus ou moins régulièrement. Parce que les Straub passent le plus clair de leur temps en Italie, leurs trois derniers films (faisons exception d’Une visite au Louvre) étaient tirés de textes d’Elio Vitorini. Mais pour ce nouvel opus, les Straub reviennent à un auteur qu’ils avaient déjà porté à l’écran en 1979 dans De la nuée à la résistance, à savoir Pavese. Toutefois, il ne s’agit pas pour eux de faire une suite de ce qu’ils avaient fait il y a vingt-six ans. Ici, il n’y aura pas de vêtements antiques et, dans la lignée de leurs deux derniers films inspirés par Vitorini, les acteurs se tiendront loin de la civilisation et investiront la forêt.
Les films des Straub sortent sur les écrans à peu près tous les deux ans, ne passent jamais la télévision et ne bénéficient d’aucune édition DVD. À moins de fréquenter la Cinémathèque, il est donc impossible d’avoir un quelconque contact régulier avec leur œuvre. C’est pourquoi la sortie d’un nouveau film est un événement et un choc esthétique toujours renouvelé. Entre-temps, nos yeux ont ingurgité des milliards d’images et de plans, notre cerveau a été inondé de signes divers et confus. Nous retrouvons donc les Straub comme on se rend à une cure afin de pouvoir se laver les yeux, ou comme on fait un séjour dans un monastère afin de se retrouver loin du monde et des bruissements intempestifs qui parasitent notre cerveau et rendent impossible tout retour sur soi.
Le film qui nous intéresse ici se constitue de cinq parties qui correspondent chacune aux cinq derniers Dialogues avec Leucò de Cesare Pavese. Dans chacune de ces parties, deux acteurs disent le texte. La première chose qui frappe est bien sûr l’extrême dépouillement, l’extrême minimalisme d’une mise en scène dont le découpage est à peu près à chaque fois identique : un plan d’ensemble montrant les deux acteurs, et un plan rapproché nous donnant à voir plus spécifiquement l’un et l’autre. Cette façon de faire peut à tort être qualifiée d’austère, tant tout ce dispositif tendrait à penser que les réalisateurs refusent le spectaculaire. Certes, il n’y a peut-être que Godard et eux pour cracher à ce point sur le spectaculaire tel qu’il existe aujourd’hui dans le cinéma. Mais ce n’est pas parce qu’ils refusent cet aspect que leur mise en scène n’est pas prenante et, disons le mot, impressionnante. C’est donc à tort que l’on parle de cinéma austère, car leurs films sont comme une bouffée d’air pur, identique en cela au sentiment que procure la lecture d’Hölderlin, le poète favori de Jean-Marie Straub. Ce cinéaste est en fait un des plus lyriques qui soit. Mais ce lyrisme ne résulte pas d’une surenchère de mouvements et d’effets de caméra, mais bien d’une attention extrême à la nature, à ce qui est.
Mais comme Straub ne cesse de le dire, on n’a rien sans rien. On ne peut filmer un lieu sans se l’être approprié antérieurement. On ne peut filmer un lieu sans le connaître, sans être familiarisé avec lui. Cette forêt que nous voyons, Straub la connaît, il y a passé du temps, il l’a arpentée. Il faut regarder ce que l’on filme. Et cette façon de faire antérieure au tournage même est plus qu’une attitude : c’est une éthique. Pour Straub, on ne peut prétendre être véritablement un cinéaste quand on n’agit pas ainsi. Le problème est que la grande majorité des cinéastes n’ont pas cette discipline. Pour lui, ces gens-là sont des « parachutistes », c’est à dire des gens qui ne savent pas vraiment où ils vont atterrir et qui devront alors œuvrer dans un espace où ils n’ont jamais mis les pieds. À l’instar de John Ford filmant encore et toujours Monument Valley, Straub connaît cette forêt. C’est la troisième fois qu’il la filme. Comme Cézanne, qu’il admire tant, il peint le même motif, le regardant, encore et toujours, jusqu’à ce que, comme le disait le peintre, « les yeux le brûlent ».
Cette forêt va donc se déployer devant nous. Nous sentirons le vent, les bruits, les oiseaux, comme rarement on a pu les sentir au cinéma. Par exemple, à la fin du premier dialogue, et alors que les deux acteurs ont fini de dire leur texte, Straub ne semble pas pressé de couper, de mettre fin au plan. Il est étonnant de voir comment la nature, profitant du silence et de l’immobilité des acteurs, investit littéralement le plan, révélant ainsi que le lyrisme, dont nous parlions plus haut, ne peut advenir qu’à partir du moment où on sait l’attendre.
Mais pourquoi la forêt ? Pourquoi depuis trois films avoir déserté le monde prétendument civilisé ? Car cet espace est pour ce couple de cinéastes un refuge. Parce que le monde civilisé tel qu’il est aujourd’hui court à sa perte, qu’il est en train de s’anéantir. La nature originelle est belle, elle appelle, de par sa luxuriance et son calme, à la méditation, à la réflexion, à penser à ce que nous sommes, à ce que nous avons fait de la planète, et à la façon dont nous envisageons l’avenir. En vue de faire passer le message qu’ils souhaitent adresser au monde, les Straub s’isolent de la civilisation afin que rien ne vienne troubler la réception qu’a le spectateur du texte. Pas de parasites sonores ou de détails visuels inutiles qui seraient comme autant de signes nous détournant du texte, de ce que l’on souhaite nous communiquer.
Élaborer un cadre pour Straub, c’est chercher à ce que plus aucune intention ne soit visible, afin d’aller à l’essentiel, c’est à dire à ce qui est dit. L’épuration et l’aspect statique du cadre font que notre regard est focalisé sur l’acteur. Peu de cinéastes réussissent à ce point à imposer un corps, à le rendre si colossal, si intimidant. Ces corps imposent de par leur présence et leur gravité l’attention, le recueillement nécessaire à quiconque souhaite comprendre ce qui se dit et en mesurer toute la portée. Le personnage est face à nous, quasiment statique. Chaque geste est calculé ; aucun ne doit être superflu, gratuit. Les Straub haïssent les gesticulations. Chaque geste a un sens et ponctue le texte en offrant, à l’instar des silences, une respiration. Ce minimalisme est frappant et donne à chaque mouvement une portée monumentale. Chaque mouvement est un fait marquant. Toute l’attention est focalisée sur l’acteur, même si ce terme semble inapproprié pour les Straub, tant il est vrai que chacun de leurs films est comme un documentaire sur un homme ou une femme s’appropriant un texte et le récitant, avec tout ce que cela suppose de difficulté, de contrainte et de discipline. Ce que nous voyons à l’écran, c’est l’expérience de l’appropriation d’un texte par une tierce personne qui peut être un acteur professionnel ou un anonyme rencontré on ne sait où.
L’idée d’un cinéma politique, pour les Straub, passe par la mise en place d’une esthétique radicale. Cet aspect des choses peut dérouter, énerver et faire fuir les spectateurs. Mais la rigueur qu’exige l’implication politique d’un citoyen est à ce prix. Elle nécessite de la part du spectateur un effort, une participation. Cet individu qui a payé son billet et qui s’assoit dans la salle doit être actif. Les Straub peuvent en ce sens reprendre à leur compte ce que dit Guy Debord au début d’In Girum Imus Nocte et Consumimur Igni : « Par ailleurs, quelle que soit l’époque, rien d’important ne s’est communiqué en ménageant un public, fût-il composé des contemporains de Périclès. » Ce que l’on appelle communément cinéma politique a donc plusieurs sens qui sont comme autant de points de vue, de démarches et d’implications dans le débat public. Il ne s’agit pas pour eux de révéler un scandale, une affaire, de rouvrir une page de l’histoire, un abcès, ou de faire un parallèle métaphorique entre telle ou telle période de l’existence d’un pays. Les Straub cherchent à remuer les consciences grâce à la beauté, à sensibiliser notre œil afin qu’il puisse à nouveau sentir la splendeur du monde, de la vie. Il s’agit de réveiller non pas le spectateur, mais bien le citoyen, afin que celui-ci agisse avant qu’il ne soit trop tard et arrête le massacre, le saccage, comme le montre le dernier plan.
Dans ce film, ce sont les dieux qui ont la parole, c’est à dire les patrons, comme avait pu le dire Serge Daney à propos de la première adaptation de Pavese qu’avaient réalisée les cinéastes. Ceux-ci nous regardent de haut, de leur statut d’immortel, cherchent à nous comprendre et voient ce que nous endurons, comment nous combattons et comment, tant bien que mal, nous survivons : la fatigue, la lassitude de vivre, le combat avec une nature qui, malgré sa beauté, est cruelle, tout ce qui fait le quotidien des pauvres mortels que nous sommes. Mais on peut alors se dire que ce ne sont pas les états d’âmes des dieux qui intéressent les Straub, mais bien cette vision des hommes et de leur souffrance fondamentale. Ces hommes, et même les premiers hommes, sont égaux entre eux parce qu’ils sont confrontés aux mêmes questionnements, aux mêmes souffrances. Car pour les dieux, qui sont les patrons, il n’y a pas de distinction entre les hommes, pas d’autre hiérarchie que celle existant entre les immortels que sont les dieux et les mortels que sont les hommes. Face à l’impératif de survivre, les hommes sont unis, sans distinction de classe ou de race. Lors de la pluie, ceux qui sont à l’abri pensent à ceux qui luttent contre le fleuve qui vient de sortir de son lit. Tout cela est donc de l’ordre du mythe et de l’utopie, le mythe d’un temps d’avant la division, d’avant les inégalités, le temps d’avant les maîtres et les esclaves, quand le sort de l’homme était le sort commun. Ce film ne serait donc pas qu’un dialogue entre les dieux, mais bien un appel des Straub aux hommes afin que ceux-ci, par l’intermédiaire du mythe, puissent envisager de vivre ensemble sur la planète.
PS : Ce texte a été écrit avant de prendre connaissance du décès de Danièle Huillet. Cette disparition sonne donc la fin de ceux que l’on appelait les Straub, de ceux qui avaient si fortement impressionné Godard ou Fassbinder. Espérons seulement que la fin des Straub ne coïncide pas avec la fin d’une époque, la fin d’un cinéma exigeant, rude, sans concession, mais d’une moralité et d’une poésie exemplaires. Les Straub étaient un peu la mauvaise conscience du cinéma, des « crève-la-faim » devant qui baissaient les yeux tous les imposteurs qui sévissent et qui séviront encore et toujours dans ce milieu. Ne les oublions jamais, soyons à la hauteur de leur exigence et, maintenant qu’ils sont partis, n’en profitons pas pour tolérer la médiocrité !