Les éditions Montparnasse nous offrent un sixième coffret Straub-Huillet : occasion, une fois encore, de se prendre en pleine figure un coup de cinéma taillé dans le roc du réel. Occasion également, de faire le pont entre les années 1970 (Le Fiancé, la comédienne et le maquereau, Othon), et les années 2000 – 2010, pour entrevoir la belle fidélité (et ténacité) des cinéastes à leur forme.
« Comme disait Griffith, ce dont le cinéma moderne manque le plus, c’est du vent. » Et chez Straub-Huillet, le vent souffle partout, au son comme à l’image. Occasion d’en faire un petit chemin de traverse.
Il n’est rien de mieux que les films des Straub pour nous faire entendre le souffle léger du vent dans les plaines, ou le brouillon sonore des forets. Innombrables seraient les types sonores de vent offerts à l’oreille (Godard est également assez doué pour les coups de tonnerre) dans les films du couple, tant est grande leur faculté à capter les signes délicats de l’environnement naturel dans lequel ils insèrent actants et texte : dans le merveilleux prologue d’Ouvriers, Paysans un grand panoramique remplit l’image et le son de bruissements, de cris d’oiseaux et du clapotis d’un ruisseau, la caméra sonore faisant varier le long de sa course toute une partition naturelle. Il y a aussi dernièrement O Somma Luce, où la parole alterne sans cesse avec le paysage. Le mixage, qui baisse immédiatement l’environnement sonore projette la voix, et chaque prise de parole semble précédée par une grande vague de bruits — à la fois frontale et pleine de détails — comme une grande inspiration naturelle au prélude du texte (celui des Femmes de Messine, d’Elio Vittorini).
Mais il y a aussi un vent de la ville, le bruit sourd de la circulation automobile romaine dans leur Othon de Corneille (et celui de Corneille-Brecht qui fait entrer la rue dans l’espace privé) qui encercle le cénacle du drame, présent et passé s’échangeant, perméables, contaminés ensemble. Les écarts politiques entre texte et réel, ancien et moderne sont animés par une même force centrifuge.
La force d’Othon vaut aussi par ses voix jetées à la tête du spectateur francophone, avec leurs dictions déconstruites par la langue italienne, leurs accents saillants (même les Français), décalés de lenteur ou au contraire déclamées avec une vitesse si grande que le texte perd sa grandeur et sa clarté. Devient alors nécessaire une écoute renouvelée (la phrase fameuse de Mizoguchi « Il faut se laver les yeux entre chaque regard », vaudrait pour les Straub dans le domaine sonore), tendue, un travail de l’écoute et une capacité à s’adapter aux voix toutes singulières : sorte de démocratie de la parole qui passe par le ton (hasard merveilleux de ce que le même vocable signifie « son » en allemand).
Le souffle du texte semble tout emprunt de cette philosophie du pneuma (pour les anciens grec, le souffle de la vie), « Les Stoïciens distinguaient trois sortes de pneuma qui seront repris par les Pneumatiques : le pneuma hectique qui assure la cohésion des êtres matériels ; le pneuma physique, feu créateur qui fait naître vie et mouvement ; et le pneuma psychique, principe de vie, de connaissance sensible et intellectuelle » Parole et vie, parole et environnement, parole comme compréhension du monde. L’immobilité des actants est moins rigide que sensible, comme une herbe qui vacille, solidement plantée, mais réceptacle. Le souffle expiré, retravaille l’inspiration comme un vent violent, souvent sec et profondément discontinu (la diction s’entrecoupe des reprises de souffle, spécifiques à chaque actant). Dans Ouvriers, Paysans, chaque parole prend place dans l’espace au même titre que le corps, avec la même présence (les yeux des récitants tournés vers l’intérieur, lisant ou suivant leur texte), s’installe. Les Straub tentent toujours d’intégrer dans le plan, de fondre les corps avec l’environnement, en jouant sur la lumière, la profondeur de champs et l’aspect toujours tridimensionnel de leurs films (pas de mise à plat, mais une mise en relief).
Mais le vent straubien n’est pas que son, c’est aussi du mouvement, un mouvement tellurique, qui fait bouger les vêtements, donne corps à la foret, la rend vivante, qui dans Ouvriers, Paysans anime les particules de lumières dans les plans larges. La lumière chez les Straub (dans leurs films en extérieurs) n’est jamais un coup d’éclat (ou de projecteur), mais toujours changeante, une lumière de nuages qui passent, une lumière de vent. Dans la grande Méthode straubienne, le vent et tout ce qu’il amène donne de la profondeur, fait appel d’air. Il est étonnant de voir comment, de bout en bout de leur filmographie, si la structure des films et la manière de les faire (leur morale) ne changent presque pas (ce qui fait d’eux les rares cinéastes qui non seulement ne renient aucun de leur films, mais plus encore les considèrent comme égaux en droit de regard), les Straub installent de plus en plus ces ouvertures à quelque chose de plus grand qu’eux. Entre Le Fiancé, la comédienne et le maquereau, partagé entre cinéma classique (constante de cadrage) et désir néoréaliste (une ballade en voiture dans le quartier des prostitués), les cinétracts Joachim Gatti et Europa 2005, et Corneille-Brecht, il y a unité stylistique, mais dans les derniers une sorte d’ouverture intérieure : ils ne transigent toujours pas, gardent la même vigueur politique, mais ouvrent une fenêtre pour que les plans respirent. La géniale (et pourtant si matérialiste et « logique ») idée de faire plusieurs versions d’un même films (puisque 2, 3 ou 4 prises sont bonnes sur tout le film, pourquoi ne pas le refaire avec des prises différentes ?) n’est pas simplement une manière de remercier techniciens et actants pour leur travail, mais aussi de louer les coïncidences magiques d’une nature qui fait passer une ombre, ou achopper le cri d’un oiseau sur un mot parlé. Plutôt que d’entrer dans un processus de différenciation, de surprise par rapport au spectateur, les Straub fonctionnent sur une sorte de répétition deleuzienne (eux qui font répéter à leurs actants parfois un an en avance) : une répétition dynamique, avec des crans minimes de décalages : « répéter, c’est se comporter, mais par rapport à quelque d’unique et de singulier, qui n’a pas d’équivalent. Et peut-être cette répétition comme conduite externe fait-elle écho pour son compte à une vibration plus secrète, à une répétition intérieure et plus profonde dans le singulier qui l’anime. » « La tête est l’organe des échanges, mais le cœur, l’organe amoureux de la répétition » nous dit Deleuze, et ce n’est pas pour rien ajoute-t-il, qu’on apprend par cœur. En rachachant : les Straub répètent à l’envi leur méthode, leur morale, leur savoir faire : mais le creusant de plus en plus, ils ne cessent de percer chaque film (le contraire du ciselage, de la perfection des chromos) de trous d’air, d’imprévus ; une forme brute d’émotion, jamais préhensible, mais pleine de sens : sensuelles, sensitives, jusqu’au sentimental (qui rime avec « empirisme transcendantal »).