Depuis la disparition de Danièle Huillet, les séances de Straubfilms s’apparentent de plus en plus à des programmes. La forme longue y est abandonnée au profit d’un ensemble de moyens et de courts-métrages. C’était déjà le cas de la précédente fournée. Et le mot « fournée » correspond bien à la tournure que prend ce cinéma. Le temps d’une séance devient l’occasion de recueillir plusieurs films, un « montage » de films qui, loin de chercher une quelconque homogénéité – comme le ferait par exemple le film à sketches – trouve sa vigueur dans sa disparité, voire un certain aspect fourre-tout.
Dans les programmes straubiens, les films s’entrechoquent, communiquent, le ciné-tract de quelques minutes côtoyant les compositions au plus long souffle, sans que cette disparité de surface ne contredise à aucun moment leur profonde cohérence. Elle aurait plutôt tendance à rendre cette cohérence d’autant plus évidente qu’elle la questionne tout du long. Dès lors, la fulgurance de la forme courte, systématisée, pose un nouveau jour sur ce travail : il nous apparaît encore plus risqué, plus bouillonnant, plus violemment dialectique, plus « chercheur » que jamais. La vidéo fait une percée remarquable en renouvelant les outils du cinéaste (Europa 2005, déjà présenté en ouverture de Ces rencontres avec eux, en avait donné un avant-goût). À l’heure où tous les jeunes cinéastes attendent leur « passage au long », le constant « retour au court » de Straub, non content de témoigner d’une liberté sans pareille, intensifie sa force de frappe.
Chez Straub, chaque sujet impose une durée, incompressible, inextensible, qui ne gagne rien à s’harmoniser aux cases pré-établies des exploitants. C’est cette élasticité – suprême liberté – qui fait le prix de son cinéma récent. Qu’on n’y voie surtout pas les signes d’une agonie, d’un souffle court, mais au contraire ceux d’une colère vivace, d’une rage entretenue par « le cours des choses ».
Europa 2005 décline cinq séries de deux panoramiques, sur le fond d’une impasse dont les palissades cachent en partie le transformateur électrique où moururent les jeunes Zyed Benna et Bouna Traoré à la veille des émeutes de 2005 à Clichy-sous-Bois, acculés dans ce cul-de-sac par un groupe de policiers. Chaque série se conclut sur ces mots : « Chaise électrique, chambre à gaz », imprimés en grosses lettres blanches sur l’images et remplaçant les faux tags placardés sur les murs par EDF, dans une langue de cité spoliée, et dont l’avertissement déguise mal la répression larvée.
Joachim Gatti est d’une simplicité confondante et, partant, d’une efficacité redoutable. Sur une photographie – visiblement tirée d’une webcam – de cette autre victime des répressions policières, Straub lui-même cite, en off, un texte de Jean-Jacques Rousseau épinglant la veulerie de l’homme civilisé, qui ne réagit plus aux injustices qui se produisent sous ses yeux mais craint avant tout pour sa personne, perversion de l’intelligence qui inhibe les communs élans naturels. Straub conclut, révolté, par ses propres mots : « Et moi Straub je vous dis que c’est la police armée par le Capital, c’est elle qui tue ! », dans un éclair de rage tonnante dont on ne connait aucun équivalent dans l’actuel cinéma français. Carton plein. Ces deux films constituent la part « ciné-tract » du programme, dont ils réactivent l’alerte, l’urgence et l’adresse directe – et brutale – au spectateur.
Corneille Brecht, quant à lui, fait partie des « lectures » straubiennes, texte en main, dans la droite lignée d’Ouvriers, paysans. À ceci près que l’actrice Cornelia Geiser est filmée dans un appartement haut situé, au-dessus d’une rue, au rythme des heures et des températures de couleur (en ce point, il rappelle beaucoup le dernier film de Jean-Claude Rousseau, dédié à un certain « JMS »). Le texte, comme l’indique le titre du film, est un montage – là encore – de deux pièces de Corneille, Horace et Othon, accolées à une pièce radiophonique de Brecht intitulée Das Verhoer des Lukullus, dans laquelle le terrible conquérant romain, se trouve confronté, après sa mort, à un tribunal populaire de spectres qui doivent dresser le bilan de sa vie passée. Ce que le tyran décrit comme des faits de gloire – la guerre, la puissance, les conquêtes, la soumission des peuples – tombe à plat, ne trouve aucun écho de « positivité » auprès de feu ces humbles qui, en d’autres temps, furent les victimes de violences similaires. Deux échelles de plan – une pour Corneille, une pour Brecht – se succèdent : la première montre l’actrice debout, devant une fenêtre ouverte sur la rue, mains en arrière et torse bombé, le corps pris tout entier dans les remous et cassures de la « diction » straubienne ; la seconde la montre assise dans un fauteuil, à côté d’une fenêtre aux rideaux fermés, le corps reposé de sa précédente posture.
Ce film est le plus brouillon du programme, mais brouillon dans le sens d’esquisse : il apparaît comme le filmage d’une séance d’essai, comme l’ultime lecture, l’ultime répétition d’un texte, juste avant la prise définitive. Cet état transitoire place, bien évidemment, le(s) texte(s) au centre du résultat, dans la mesure où Straub ne filme rien moins que leur mise en forme. Il n’y a plus, désormais, de personnage, mais une actrice, un texte matérialisé dans le plan (elle le tient en main), une caméra devant elle et une chambre préparatoire, juste ce qu’il faut à l’écart du monde, pour porter Corneille et Brecht au-devant du spectateur, lors de ces instants dérobés qui atteignent souvent une intensité à laquelle un tournage ne peut prétendre. Il ne reste, dès lors, plus rien à « faire croire » à ce spectateur. Le travail du cinéaste lui est présenté dans toute sa nudité (qui est déjà une forme d’aboutissement).
O Somma Luce marque l’entrée de Dante dans le corpus straubien. Le cinéaste reprend ici un procédé d’ouverture déjà mis en œuvre dans Le Genou d’Artémide : faire entendre un morceau de musique dans le noir de la salle, avant même que l’image n’apparaisse. L’enregistrement choisi glace le sang. La composition Déserts d’Edgar Varèse, jouée en 1954 au Théâtre des Champs-Élysées, est accueillie par les cris de haine de certains auditeurs, qui viennent brutalement parasiter le cours de la musique. À cette terrible tentative de muselage – à laquelle survit Varèse – succède le dernier chant du Paradis de la Divine Comédie, interprété par un acteur assis au sein d’une « Divine Nature ». Le texte est une sorte d’extase poétique à la portée peu commune, où la poésie s’abstrait de toutes les contingences terrestres pour dire l’indicible, pour cerner le pur mouvement, l’élan générateur, la première particule lumineuse, le principe de toute chose ; où elle se donne pour objet ce qui ne peut être nommé, ce qui ne peut être vu ou même senti. Pour cela, le poète invente par ses mots des images d’une simplicité, d’une clarté, d’une mobilité proprement sidérantes. Cet ample mouvement d’élévation (décrit tout au long du Paradis), et dont ce dernier et trente-troisième chant est le pic, Straub le ramène sur terre, à hauteur de terrain, et lui oppose l’horizontalité de panoramiques tout aussi amples sur la nature environnante. O Somma Luce, qui recommence deux fois (la seconde sans sous-titres et avec des prises différentes), est une belle lutte physique entre deux forces cardinales : celle des mots et celle de l’image.
La plupart des films présentés dans ce programme sont traversés par un même souci de la variation. Les séries de plans se répètent avec des prises au premier abord identiques, mais sensiblement différentes : variations de lumière, de cadre, de rythme, de sonorités, qui n’interviennent pas toujours au même moment (notamment les aboiements des chiens dans Europa 2005). Aucune prise n’en vaut une autre, aucune prise réussie ne mérite de remplacer une autre prise réussie. Seules les erreurs des hommes sont à exclure du montage. Le reste n’est que climat, variations atmosphériques, souffle du vent et résistance des corps ; en somme, le bon vouloir de la nature, qui n’est jamais du domaine de l’erreur. Il y a, dans ce souci du cinéaste, le coup d’œil du peintre qui, ayant choisi son sujet, étudie d’abord comment il se présente à lui, et ce « comment » est indissociable d’une heure du jour – ou de la nuit – et de conditions atmosphériques. L’enregistrement d’une image est, toujours, une inscription. Entre deux prises – on n’y peut rien – il y a toujours du temps qui s’écoule, qui fait que tout a changé, qu’on trouve toujours dans la prise suivante quelque chose de nouveau et jamais plus ce qui avait brillé dans la précédente. C’est pourquoi un film n’est souvent qu’un rebut, le petit reste d’une grande consommation de pellicule.
Ce n’est pas le moindre des mérites de Straub que de « coucher » physiquement, dans le fil de la projection, quelque chose de ces existences multiples. Qui est aussi quelque chose de son travail, de ses interrogations, de son impossibilité, parfois, de trancher plus avant (de rebuter, justement). Car si la nature reste indivisible sur son propre terrain, elle ne l’est plus sur celui de l’Art qui la re-présente et, ainsi, la détache de sa loi d’entropie. On recommence.