C’est à un étrange assemblage, à un circuit de montagnes russes, que nous convie la réunion des trois derniers courts-métrages tournés par Jean-Marie Straub. Serti de deux nouveaux Dialogues avec Leucò d’après Cesare Pavese, continuant ainsi le travail entamé par De la nuée à la résistance et Ces rencontres avec eux, on trouvera au centre du programme le sec Itinéraire de Jean Bricard – cosigné, posthume, de Danielle Huillet – diamant noir et granitique, « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » pour reprendre quelques mots d’un Mallarmé chéri.
Fidèle en cela à la haine du cinéaste pour l’homogénéité et, par conséquent, à son goût pour l’entrechoc et la déflagration, les deux dialogues (en couleur) n’ont pas été réunis : pour passer de l’un à l’autre, il faut transiter par le noir & blanc dur, tranchant, hyper contraste de l’Itinéraire, il faut gravir une montagne et franchir un gouffre. Le cinéma de Straub et Huillet a toujours requis pour ses spectateurs certaines qualités sportives. En retour, ils ne lui offrent rien moins que l’« être-là » de ce monde qu’il est sommé traverser : la force tellurique de la montagne, le souffle puissant émanant du gouffre. L’hygiène du sportif se fait, pour le simple spectateur de cinéma, musculature de l’œil, exercice du regard. « Bien regarder, je crois que ça s’apprend » disait Emmanuelle Riva dans Hiroshima, mon amour. Les films de Straub se prêtent particulièrement à cet apprentissage.
Pour parler correctement des ces trois films, il est donc souhaitable d’en respecter l’ordre et, surtout, de bien observer comment l’on passe de l’un à l’autre. Le Genou d’Artémide s’ouvre en musique, par Le Chant de la terre de Gustav Mahler. L’image, pour entamer sa partition, attend patiemment que la musique ait fini la sienne. On se retrouve alors pris dans le noir de la salle avec Mahler pour seule compagnie, Mahler là, devant nous. Et c’est déjà quelque chose d’extraordinaire qui nous saisit : la patience de l’image, son retrait humble et momentané devant la musique. Quand cette dernière cède enfin sa place, on découvre deux hommes immobiles, face à face. L’un nous tourne le dos, assis sur une roche, les deux mains appuyées sur la pierre saillante. Le second le regarde, comme interrompu en pleine marche, la main posée sur l’écorce d’un arbre. Leur solide stature épouse de tout son poids le pli de la nature. Quand ils se mettent à parler – il s’agit d’un dialogue – c’est comme si la musique recommençait. La parole, chez Straub, est cet endroit où l’expression redevient chant, où les mots partent en musique. Le texte, lorsqu’il sort d’un corps, semble l’avoir traversé et s’être gorgé de son sang, de ses muscles, de ses nerfs. Entre le texte lu et le texte dit, un gouffre. Dès qu’on l’entend, il n’est déjà plus le même que couché sur le papier. Il frappe, il investit, se rend indispensable.
Dans les Dialogues avec Leucò, il n’est jamais question que d’une chose : les catégories d’existence (la terminologie marxiste dirait : les classes) et leurs rapports, comment l’on (ne) passe (jamais) de l’une à l’autre, comment elles se côtoient, comment elles se croisent. La nature, les bêtes, les hommes, les Titans, les Dieux, autant de noms, autant de systèmes d’appartenance, qui s’empilent hiérarchiquement, s’incluent et s’excluent. Ces rapports, examinés par la conversation de deux êtres, débouche nécessairement sur une sorte de cosmogonie miniature, puisque l’enjeu, chaque fois renouvelé, tient tout entier dans une définition de l’autre camp. Comment définir son expérience quand on vit dans les limites de sa classe ? Comment nous voient-ils d’en haut ? Quels noms nous donnent-ils en bas ? Que savent-ils, que peuvent-ils ? Voilà tout le carburant des Dialogues, qui permettent d’embrasser, le temps d’un échange, le fragile équilibre du monde, ses énergies latentes et sa permanence. L’occasion du dialogue se fonde bien souvent sur le besoin de rapporter une expérience vécue hors de sa classe : une rencontre avec un représentant de l’autre monde. Dans Le Genou d’Artémide, il s’agit d’une rencontre des deux hommes, l’Étranger qui consent une courte halte et Endymion aux yeux rouges, rompu et exalté. Celui-ci raconte sa rencontre avec la chasseresse Artémide, lors d’une nuit passée sur le mont Latmos : depuis, il ne peut plus se réveiller et vit comme dans un rêve, dans l’attente de retrouver la Déesse, de se faire son gibier, chair sanguinolente dégoulinant de sa gueule. L’Étranger conclut sur ces mots : « Chacun a le sommeil qui lui échoit Endymion. Et ton sommeil est infini de voix et de cris, et de terre, de ciel, de jours. Dors-le avec courage ; vous n’avez pas d’autre bien. » Musique.
C’est une rupture brutale qui nous conduit à l’Itinéraire de Jean Bricard : à la luxuriante nature qui servait d’écrin aux échanges d’Endymion et de l’Étranger succède le décor plus rugueux, plus austère d’une Loire-Atlantique. La musique s’interrompt, les couleurs s’estompent, la lumière se densifie, l’hiver succède à l’été. Le film, d’une grande sécheresse – finalement assez surprenante chez Straub et Huillet – avance vers nous sous la forme d’une énigme, dont on peut sans détour apprécier la force brute, presque brouillonne, contre laquelle semble lutter le travail presque trop parfait du chef-opérateur Lubtchansky. Le film débute par ce qu’on appelle – au théâtre, par exemple – un « tunnel » : la caméra, posée sur un bateau, effectue par deux fois le tour de l’île Coton, accompagnée au son du seul bruit du moteur et des clapotis de l’eau. Il y a là comme une lente approche de l’île, un encerclement, l’établissement d’un siège ; ou, comme nous l’avons supposé, la traversée d’un tunnel, à la façon dont Alice traverse le miroir, avant d’atterrir sur le territoire insulaire, cet étrange espace coupé du monde. Avant d’aborder un territoire, le fauve-caméra le délimite, l’entoure. Une voix-off finit par nous l’apprendre : « On arrive à l’île Coton, là où j’ai passé mon jeune âge. » À son propos, on pourrait ressortir une vieille question à la mode dans les années 1970 : « Qui parle ? »
Jusqu’à la fin du film, à travers les lieux retraçant son parcours comme en pointillés, nous ne saurons rien de plus de l’instance énonciatrice que ce qu’elle accepte de nous dire et de nous montrer, avec parcimonie. « Là, c’est la croix. Ici, la cabane. Ça, ce sont les lapins. » Jean Bricard – le prêtre résistant – n’est ni situable à l’image, ni au son, qui ne peuvent plus enregistrer que les traces de sa vie : son récit accolé aux lieux où se déroulèrent les événements. Le texte, dont la qualité orale détonne avec le reste de l’œuvre straubienne, est issu des travaux de Jean-Yves Petiteau, chercheur au CNRS, ayant consacré deux interviews au véritable Jean Bricard et n’en ayant retranscrit, selon sa propre méthodologie, que quelques passages nodaux, ceux qui l’avaient touché. D’où la nature fragmentaire du récit : caméras et micros n’enregistrent plus que les restes d’une vie passée, asynchrone. Ainsi, le film s’attache à mesurer ce qui, entre temps, a disparu, ce que la Loire, déréglée par l’activité des hommes a englouti. La terre abandonnée, désertée par le chômage, les édifices du passé ensevelis sous le niveau de l’eau, « une calamité ». Les rapports de distance entre l’image et le son ne conduisent qu’à mesurer ce qui, entre ces deux témoignages parallèles, a été englouti dans le temps, dans l’espace. Ce qui se perd du son à l’image. À l’arrivée, l’instance floue de Jean Bricard, en contestant la trop obligatoire – et habituelle – définition de la voix-off, la réhabilite à l’état de pur matériau, de source factuelle précise et tranchante, sans fioritures. Peu importe, après tout, qui parle : l’important tient dans la précision du souvenir que sa parole libère, dans la capacité du fait rapporté à se confronter à la réalité actuelle.
Un bond de la même espèce nous ramène aux Dialogues et à la musique – Beethoven. Dans Le Streghe la déesse Leuco, à l’intonation d’airain, écoute le récit de la suave Circé, étendue sur son rocher en sirène impériale, à propos d’une aventure, une nuit passée avec un humain et pas n’importe lequel : l’errant Ulysse. Il est question du sourire des Déesses et du sérieux des hommes, face au même objet : le destin. Il est question de la façon dont Circé transforme les hommes en bêtes lorsqu’elle les laisse la recouvrir, à l’exception d’Ulysse. Il est surtout question de cet instant où Circé quitta provisoirement son statut de déesse et oublia sa connaissance du destin, la nuit où l’homme Ulysse lui offrit un nom : celui de Pénélope. Un même principe formel unit les Dialogues depuis Ces rencontres avec eux : un plan large réunissant les deux personnages, plongés dans la « divine nature », alterne avec des plans focalisés sur le visage de chaque personnage isolé, alors que tous sont vus du même point. Mais du programme entier, le dernier film est le seul à manifester cet humour si particulier au cinéma de Straub et qui repose ici sur l’opposition outrée des deux déesses, l’une sévère et rigoureuse, aux réponses lapidaires, l’autre coulante et jouisseuse, à la concupiscence presque sentimentale. « Femmes entre elles » est son sous-titre.
« Programme » : le mot n’est pas si mal choisi dans le sens où, en 1h26, ces trois films condensent les principales polarités de ce que fut, pendant près de quarante ans, le cinéma de Straub et Huillet. La dialectique (tendance Trop tôt trop tard) et le lyrisme (tendance Ouvriers, Paysans). Les pures puissances de l’enregistrement, du direct, toutes tendues vers ce qui nous fait face, ce monde que nous accueille, d’une part, et de l’autre, la confrontation de sources hétérogènes dont le choc, du son à l’image, accusent les béances et mesurent ce qui demeure, entre elles, d’irréconciliable.