Avec ses manières d’inspecteur de bâtiments, on pourrait croire que Frederick Wiseman, infatigable peintre des institutions, serait plus attentif à l’espace qu’au temps (à l’exception peut-être du temps de tournage et de la durée des films qu’il en tire). Pourtant, dans ce qu’il restitue ici de son exploration de la prestigieuse université de Berkeley, Californie, c’est bien la dimension temporelle qui s’impose – et qui presse. La tranquillité de la méthode bien rodée de Wiseman, la durée patiente du film (quatre heures), les quelques pauses montrant les activités artistiques des étudiants ne doivent pas nous tromper: sur les mois passés at Berkeley, c’est bien un état d’urgence qui se dessine.
Dans l’immensité du campus, il est un lieu qui s’impose sur tous les autres dans le film, parce que celui-ci y revient régulièrement, mais aussi parce qu’il en met particulièrement en valeur l’espace et la répartition des personnes en son sein pour mieux attirer l’attention sur ce qui s’y joue : la salle du conseil d’administration. On y évoque sans ambages ce qui fragilise cette vénérable institution universitaire publique : réduction des aides de l’État, question de dépendance vis-à-vis d’autres institutions voire de communes voisines sur certains plans (la sécurité, notamment), sans oublier la contestation étudiante, tradition qui ne s’est pas perdue depuis la grande époque du « Free Speech Movement » né en ces lieux mêmes en 1964, et qui a même conservé des accents d’une gauche qu’on pouvait croire dissoute dans le libéralisme économique américain triomphant. Le rappel régulier de ces difficultés crée au fil du long métrage une discrète montée de tension dramatique qui rend prégnant le combat permanent de Berkeley pour maintenir, au XXIe siècle, la qualité de son enseignement, mais surtout l’idéal qu’elle représente.
Toujours un vivier
Milieu oblige, plus encore que dans les récents films de Wiseman, la parole est au centre des activités captées par le film, qui dès lors lui confie aussi sa propre place centrale : cours professoraux, réunions, échanges entre professeurs et étudiants, revendications clamées au mégaphone. Cette parole qui révèle les failles du système est aussi celle par laquelle celui-ci peut perdurer et faire perdurer les vertus dont il se targue. Car la Berkeley qui s’y dévoile n’est pas si éloignée de celle d’où la contestation s’échappa il y a un demi-siècle, avec son recours aux discussions posées, mais franches où, à travers les questions d’organisation des relations entre étudiants, se renouvellent des questions à l’échelle de la société entière (notamment celle, toujours malaisée aux États-Unis, des relations interethniques). Avec sa patience lui autorisant la collecte avant l’épure, son sens de l’écoute sachant composer un tout à partir d’un tout, et surtout une totale honnêteté dans sa restitution du monde, Wiseman rend le meilleur des hommages à une institution dont le grand âge n’en fait en rien une relique du passé, et qui continue d’être de son temps en assurant une fonction non écrite mais essentielle : un vivier toujours bouillonnant de la démocratie américaine.