Avec City Hall, notre film du mois, Frederick Wiseman revient à une approche qu’il affectionne, l’examen d’une institution, après avoir sondé un territoire dans Monrovia, Indiana. Mais c’est une institution d’un genre particulier puisqu’elle entretient un lien étroit avec un lieu, la ville de Boston, Massachusetts, qu’elle a pour fonction d’administrer. Une ville dans laquelle Wiseman a grandi et qui se présente comme la parfaite antinomie de Monrovia : métropole métissée vs. bourgade rurale, Amérique bleue vs. Amérique rouge, agglomération en plein essor vs. région en déclin. Il est tentant d’appréhender ces deux films, tournés l’un et l’autre sous la présidence Trump, comme un diptyque de circonstance : à l’auscultation d’un corps malade, Wiseman oppose l’expression de la vitalité démocratique de la vieille cité. De façon éloquente, le premier film s’achevait sur une oraison et une mise en bière, quand le second se referme sur la réinvestiture de Marty Walsh, le maire démocrate de Boston.
Ici, examiner la gestion d’une municipalité revient moins à rendre compte minutieusement du travail des agents publics, de l’organisation d’une administration ou de la mise en œuvre effective des politiques locales, qu’à mettre en scène le discours que l’institution porte sur elle-même. Plus encore que des délibérations collectives, Wiseman donne à voir des prises de parole individuelles, quoique publiques, qui lorsqu’elles n’ont pas une visée pédagogique (la présentation du budget, soit la matière brute dans laquelle la nouvelle équipe devra tailler), ont tout de la profession de foi. On songe, par exemple, aux interventions du maire, qui témoignent d’un art tout américain du storytelling, consistant dans son cas à relier constamment les situations traversées par ses administrés avec des épisodes de sa propre vie pour en tirer des leçons à valeur générale. Cette manière naïve de « mettre en récit » les enjeux de société rencontre subtilement chez Wiseman l’horizon de la démocratie, dans la mesure où elle consiste au fond à rapprocher et à tisser ensemble des éléments hétérogènes pour les intégrer à la prise de décision. Dès sa première intervention, Walsh met l’accent sur l’importance de la remontée d’informations (le centre d’appel apparaît comme la moelle épinière de l’institution) mais aussi sur l’existence de figures-relais à même de quadriller le territoire, pour ne laisser personne à l’écart. L’hôtel de ville est ce lieu centrifuge, qui intègre toujours plus de paramètres à son logiciel, pour offrir en retour une allocation plus équitable des ressources, et le film à son tour, d’épuiser cette diversité communauté par communauté, comme pour donner corps à la devise nationale e pluribus unum.
La force de City Hall tient précisément à cette articulation entre une approche idéaliste de la démocratie, caractérisée par une foi entière dans les vertus de la parole, et un regard organique porté sur la ville, qui tout en étant sensible à ses coutures et à son relief propres, la désigne comme l’espace politique par excellence et le cadre d’un possible renouvellement du vivre-ensemble. Si le montage est affaire de démocratie, la démocratie se révèle aussi affaire de montage, et la mairie intéresse Wiseman en tant qu’elle est un lieu où va s’écrire la ville. Il y a alors quelque chose de foncièrement émouvant, à plus forte raison au terme d’une campagne présidentielle américaine lancée par une guerre des images, mais qui a finalement peiné à en produire, de voir ravivés à la fois un certain imaginaire de la démocratie au cinéma (Ford, Capra) et une croyance en l’action commune.