Ce film de 1958, qui vient juste après Les Fraises sauvages dans la filmographie de Bergman, pourrait bien servir de bréviaire à son œuvre. Ses thèmes de prédilection s’y retrouvent dans un drôle d’état, à la fois condensés et délestés d’une densité sévère qui, dans la dernière période du cinéaste, pouvait vite confiner à l’étouffement. On y retrouve les femmes bergmaniennes, ces longs tunnels de nerfs portant masque et ouvrant d’un côté sur la mort, de l’autre sur la vie ; cette franchise extrême, impudique, dans la mise en scène des échanges, qui souvent confine à la brutalité ; enfin ce décor-cerveau – ici une chambre d’hôpital – qui laisse le monde à ses portes et invite ses locataires à l’introspection.
Trois femmes passent une nuit dans une chambre d’hôpital, à la maternité. La première (Ingrid Thulin), dont le mariage bat de l’aile, sort d’une fausse couche. La seconde (Eva Dahlbeck), d’une féminité « pleine », enceinte jusqu’aux dents, est sur le point d’accoucher. La troisième (Bibi Andersson), petite frimousse délurée, se remet d’une tentative d’avortement échouée. Leur sentiment face à la maternité, cette déesse imposante, varie du désespoir à la joie, du dégoût à la curiosité, de la résignation à la volonté. Comme souvent chez Bergman, un transfert psychique s’effectue, ici des deux femmes mûres donneuses de mort, à la jeune demoiselle en qui la vie semble s’accrocher malgré tout. De cette trame relativement optimiste – très relativement –, et sans rien lâcher de la gravité de son sujet (la capricieuse vie, qui vient ou pas, qui se donne ou se refuse), Bergman tisse un film sec et limpide, austère et complet, un courant d’air qui va droit au but et soulève beaucoup de choses en très peu de temps.
Le film est surtout remarquable par le somptueux bal de visages qu’il organise avec brio. On trouve là tout l’art du masque de Bergman (préfigurant d’ailleurs celui de Persona), ce filtre des échange verbaux, étrange surface mobile directement connectée sur l’âme ou, plutôt, sur la conscience de son néant. Masque d’autant plus frappant qu’il n’est le fruit d’aucun maquillage – le visage des actrices apparaît tel quel – mais d’un habillage lumineux, aussi cristallin que contrasté (le chef opérateur est le « clinique » Max Wilén). Le visage d’Ingrid Thulin, souvent couchée, forme dans le cadre une belle figure elliptique tourmentée, lui oppose sa rondeur de contour et son « brisé » de lignes internes. Celui de Bibi Andersson est une petite balle qui rebondit dans le cadre, sursaute et frémit. Celui d’Eva Dahlbeck est un quartier de lune qui se love en croissant dans les recoins du plan, l’épousant de tout son désir de maternité. Dès que la nuit tombe, que les éclairages s’éteignent, chaque faciès semble secréter sa propre lueur, nimbant ses parages d’une énergie magnétique qui bat sous les tempes et les paupières. Leur confrontation dans le montage dessine une étonnante montée pyramidale vers quoi ? Vers la fin, vers la sortie de l’hôpital.
Au seuil de la vie est également marqué par son fort ancrage théâtral, que Bergman ne cherche même pas à cacher, qu’il ne dépasse jamais, comme si le décor dans sa pauvreté (qui se réduit ici à fort peu éléments), les murs blancs dans leur pureté, pouvaient s’écrouler à n’importe quel moment. Ce n’est pas tant une question d’artifice que de vide. Bergman, homme de théâtre et de cinéma, qui écrivait ses pièces et ses films comme des nouvelles, qui « mettait en scène » absolument, s’inscrit d’abord dans une chambre noire, ou guettée par le noir. Son geste primordial, c’est d’exclure le monde aux portes de son drame, d’enfermer ses spectateurs dans une boîte, et de leur donner à voir un peu plus que des images : des mots pris dans des corps, des corps pris dans une lumière, un instant qu’on observe au microscope pour une heure et demie. La chambre obscure, cette chambre d’hôpital où l’on ausculte les esprits, cette table d’opération calfeutrée, voilà le point d’indistinction entre cinéma et théâtre, deux frères ennemis si proches de nature, si différents de fait. À ce point, il n’existe rien de plus beau que cette platitude du théâtre filmé par Bergman.