Un film de Bergman de 1951 ressort sur nos écrans. Depuis Godard et son article élogieux de 1958, Jeux d’été semble être entré dans un long hiver. Pourquoi tout le monde se souvient-il de Monika (1952) quand la mémoire semble avoir égaré Marie, l’héroïne de Jeux d’été, au fond du lac sur lequel elle voguait ? N’est-il pas, comme Godard le criait, « le plus beau des films » ? Pourquoi ne voir dans ce dixième long-métrage, qu’un essai de jeunesse qui participerait d’une longue mise en place du grand œuvre à venir ? Le virus rétrospectif nous dispense de penser. Faisons donc comme le public suédois de l’époque qui l’avait adoré, aimons Jeux d’été pour ce qu’il est : le premier film de bout en bout singulier d’Ingmar Bergman. Car avec Jeux d’été, Bergman begins.
« Pour la première fois, j’avais l’impression de travailler d’une façon personnelle, avec un style personnel. J’avais l’impression d’avoir réalisé un film qu’aucun autre ne pourrait refaire après moi, il ne ressemblait à aucun autre film, c’était mon film, du début à la fin. »
Comme le corps, la pensée a ses réflexes. L’un de ses plus insupportables est la mauvaise tournure qu’elle prend lorsqu’elle se penche sur le passé. Car elle ne peut s’empêcher de le lire à la lumière de ce qui est venu après. Il en va ainsi de Jeux d’été tourné par Bergman en 1950 et sorti en 1951 : la critique ne peut s’empêcher d’y voir la préfiguration des thèmes et obsessions que Bergman mettra formellement au point bien plus tard. On croit saisir l’essentiel en remarquant que le maître de ballet joué par Stig Olin ressemble étrangement au Bengt Ekerot du Visage (1958) ; on prend des airs sagaces en remarquant que le journaliste sceptique, incarné par Alf Kjellin, est un Vergerus avant l’heure, figure qui deviendra, par la suite seulement, récurrente chez Bergman ; enfin, Marianne Höök va jusqu’à faire d’une scène d’échec une « étude préliminaire » du plus célèbre échec et mat de l’histoire du cinéma, celui du Septième Sceau (1957), dans lequel un chevalier engage une partie avec la Mort. Jeux d’été ne serait pas un commencement, mais de multiples pierres en attente de développement. Et quand ce film n’est pas une « annonce prometteuse », il est un sous-Monika, son film de 1952, œuvre-matrice de la Nouvelle Vague française, devenu mythe cinéphilique. Car si Truffaut immortalisait la sensualité d’Harriet Andersson en faisant voler à son Antoine Doinel, dans Les Quatre Cents Coups, une photographie de la pin-up suédoise, il ne pouvait pas se douter qu’il organisait dans un même temps la mise à mort de Jeux d’été. Comme si la mémoire ne pouvait aimer deux images à la fois.
Qu’est-ce qui commence véritablement avec Jeux d’été ? Que voit naître à lui le cinéma dans ce film réalisé par un des anciens nègres de la Svensk Filmindustri qu’est resté Bergman tout au long des années quarante ? C’est d’abord une méthode. Du fait d’une réduction budgétaire imposée par une crise du studio et de l’échec financier de son précédent film, Bergman va chercher à se faire tout petit en réduisant au maximum son équipe. Pour cette raison, il prend le large et s’en va tourner en extérieur dans l’archipel de Stockholm avec le minimum d’éclairage et de maquillage. De là cette atmosphère de liberté de Jeux d’été à laquelle participent des plans parfois mal éclairés et des cadrages improbables mais toniques. Bergman a passé dix ans à maîtriser sa technique, comme pour mieux l’oublier dans ce film. On y comprend que la technique est une affaire de respiration. Comme il l’écrit lui-même dans son autobiographie, la technique, « c’est le mouvement de la caméra en relation avec l’acteur ». Tantôt collant l’optique à Marie dans ces plans coupés à la Dreyer où seul un œil et un bout de visage échappent au noir, tantôt laissant vivre à la Renoir ses personnages dans le cadre, Bergman se sert de la distance comme d’un souffle et filme autant ses personnages que l’air qui les entoure. Le naturalisme qu’appréciera chez lui la Nouvelle Vague est fait d’air frais et d’espaces vierges de toute lentille.
Jeux d’été, c’est ensuite la naissance d’une forme, d’une figure de femme forte et conquérante, inspirée de son histoire amoureuse avec Gun Grut, journaliste et « femme de caractère à l’intelligence remarquable », à en croire l’amoureux que fut Bergman. Dès le début de Jeux d’été, des hommes préparent l’entrée de cette femme et nous parlent d’une danseuse, d’une répétition du lac des cygnes, d’une étoile qui aurait vieilli. Mais lorsque Bergman nous la fait découvrir, c’est telle qu’en elle-même, dans sa loge d’artiste. On y voit deux femmes qui, face à leur miroir, se parlent de leurs rêves, de leur travail qui leur use « les pieds et même l’âme immortelle. » La clope à la bouche et d’un air frondeur, dressée en « porte-parole de la féminité victorieuse », une femme nous parle de la chose la plus secrète, la plus intime, la plus rare : la chose mentale. Comme rarement avant lui au cinéma, Bergman filme une femme qui se sent endolorie et qui le dit. Ce faisant, il redécouvre avec impudeur cette vieille et oubliée notion – que seul un enfant terrible du protestantisme pouvait réinventer – l’âme, et en fait une alcôve, un lieu pour l’érotisme. Dès lors, et parce que le cinéma n’a a sa portée que des corps et des paroles, tomber amoureux, « c’est surtout sur la peau, comme dit Marie. Passe ta main dessus… Un peu partout, ça donne le frisson. » Sans surprise, dans la suite du film, l’amour sera une question d’entrailles et la pensée un effet des sens. Et définitivement, l’âme quitte son piédestal de principe vital pour se retrouver mêlée à la tambouille affective.
Jeux d’été peut être lu comme une réponse par l’image à la question : comment représenter l’intime, la chose sentimentale ? Marie (Maj-Britt Nilsson) trouve un paquet devant la sortie des artistes, le journal intime du jeune Henrik (Birger Malmsten) qui relate leur idylle de jeunesse. En surimpression, le visage de l’adolescent apparaît sur le livret. Ce journal rouvre les lèvres d’un vécu amoureux depuis treize années refermées. Tout le monde parle, à propos de ce film, de structure en flash-back. Mais il suit plutôt la danse des réminiscences. Quelle différence ? La réminiscence est au flash-back ce qu’une intrusion brutale dans notre foyer est à une visite guidée dans un musée : autant le flash-back garde en lui un air de programmation plan-plan, autant la réminiscence se fait à notre insu, dans une irrésistible violence. Bref, si le flash-back est une méthode, la réminiscence est l’éclat surprenant du passé dans l’instant présent. Le visage d’Henrik sur celui de Marie est la première de ces intrusions par laquelle l’image offre à nos regards ce doux viol de l’intime. Cette intimité muette, Bergman la saisit pour la première fois par un simple plan sur le regard de Marie. Par ce simple contre-champ sur son regard, par ce gros plan sur son œil maquillé, à cet instant précis, le spectateur comprend que Marie n’est pas seulement en train de regarder un objet quelconque, mais que quelque chose du passé est venu la visiter et l’oblige à se rappeler ; nous savons, parce que ce plan dure quelques secondes de trop, que cette personne n’est plus dans l’instant, mais dans un ailleurs qui n’appartient qu’à elle.
Cela ne fait pas cinq minutes que le film est lancé et déjà nous savons que tout ce qui suivra ne se passera pas ici et maintenant mais sur des rives personnelles, intimes, jusqu’ici oubliées, sur les bords du passé. Le journaliste avait prévenu en confiant le paquet : « c’est privé » avait-il dit, sûrement un peu gêné. La mémoire dans Jeux d’été est une perception privée. À cet instant précis, la chose sentimentale s’immisce dans le film pour ne plus le quitter.