L’impensable
Tous les grands cinéastes ont trouvé leur manière personnelle d’en finir avec la narration, c’est-à-dire de la réinventer : Godard par la logique musicale ; Pialat en se fichant éperdument, dès L’Enfance nue, des transitions et des enchaînements ; Bergman en faisant déborder le présent sur ses deux côtés, passé et futur, alors rapidement annexés comme ses extensions naturelles. Puissance inouïe de l’instant, en lequel semble résider un peu du secret du temps tout entier : il ne dure rien, pas même « quelques gouttes de temps », et, au moment même où il apparaît pour ce qu’il est, une suspension du passage du temps, l’instant décuple notre conscience de la durée. Le temps n’est pas dans les choses comme la fatigue dans le corps, les choses ne sont pas dans le temps comme des corps dans un fleuve, seule la conscience – c’est la solution d’Augustin – peut tenir ensemble passé, futur et présent et faire que ma perception ne soit pas un délire et que la vie toute entière ne soit pas un songe. Ces trois dimensions du temps, l’instant les comprime et les dilate tout-à-la-fois, c’est là son mystère, et c’est pourquoi Fanny et Alexandre se referme sur l’ouverture du Songe de Strindberg, et c’est pourquoi tout l’œuvre de Bergman frappe la réalité de l’incertitude du rêve et leste le rêve de la force claire et indubitable du réel. Dans ce temps si rare de l’instant, si le temps s’arrête, c’est qu’il passe autrement, voilà l’impensable que nous fait voir et revivre un film d’Ingmar Bergman.
Ce que peut un instant
De l’article de Godard « Bergmanorama » en 1957 à celui de Daney sur Fanny et Alexandre en 1983, le cinéma de Bergman fut d’emblée et toujours regardé comme un art de l’instant. Dès les années cinquante, Bergman renoncera aux flashbacks, ces visites organisées dans le passé, et leur préférera la force éruptive des réminiscences, jets de vie perdus à jamais, mais que la parole peut – non sans joie et sans tristesse – dire et retrouver de l’intérieur du présent. Et il est vrai qu’à partir de Jeux d’été (1950), réminiscences et souvenirs n’auront plus pour fonction que de diversifier, d’enrichir, d’étendre l’empire du présent. La seule chose qui existe pour Bergman, c’est donc le présent. Parce que son absence de limites lui permet de se libérer de tout : des ordres ancestraux de la morale, des désordres de l’actualité et des angoisses liées à tout ce qui n’est pas encore – la mort par-dessous tout, cet à‑venir qui n’est rien mais qui, chez Bergman, peint à l’avance tous les êtres et toutes les images en noir et blanc, et même en rouge. Et parce que cet instant est à la fois le plus petit point de temps et le plus grand infini, un atome ouvrant sur l’éternité, en somme le seul accès humain et profane à un intemporel que Bergman, une fois délivré de Dieu, a continué de rechercher.
Je ne peux pas dire : « j’ai mal à ta dent ».
Que seul le présent existe pleinement, cela est vrai pour le cœur de Monika, vrai pour Le Visage, vrai pour Persona ; cela est vrai pour les cinq heures de Scènes de la vie conjugale et cela semble sincère dans la bouche de Gustav Adolf, lors de son discours de famille, à la toute fin de Fanny et Alexandre. Mais cela ne convient pas à Sonate d’automne, qui, en 1978, ne nous dit qu’une seule chose : que le passé est mille fois plus fort que le présent, que les joies des retrouvailles ne sont qu’un masque bouffon posé sur un cri ancien et que l’amour manqué un jour manquera toujours. L’amour existe, l’amour est bien là mais rendu impossible par une de ces douleurs dont on ne se remet pas, qui ne passera pas, parce que la douleur véritable ne se partage pas : « Je ne peux pas dire “j’ai mal à ta dent” » écrivait Wittgenstein. Ce n’est pas un hasard si Sonate d’automne s’insère entre deux gigantesques reconstitutions du passé, de la naissance du nazisme dans L’Œuf du serpent en 1977 et de l’enfance dans Fanny et Alexandre, depuis une Suède d’avant la Grande Guerre (soit une fresque pour l’horreur, une autre pour l’insouciance qui la précède et l’explique). Entre 1977 et 1982, il se passe donc quelque chose dans le cinéma de Bergman : son célèbre présent n’est plus tout à fait ce qu’il était, il devient sa manière d’enquêter sur tout ce qui a, jusque-là, finalement résisté à son art de l’instant, sur tout ce qui inexorablement demeure chez lui du passé, sur tout ce qui, du passé intime et collectif, n’est pas mort, n’est même pas passé.
La fable du monde vrai
Ce qui existe vraiment, c’est donc le « présent du passé », c’est la mémoire. Toujours Sonate d’automne mélange la parole qui se souvient aux images du souvenir, images d’emblée données comme ce qu’elles sont : rien que des images, des choses de l’esprit. Quand Ingrid Bergman raconte à peine arrivée comment elle a veillé son compagnon mourant, quand Liv Ullmann rappelle à sa mère son indifférence à son égard lorsqu’elle était enfant et qu’elle attendait patiemment derrière la porte de son bureau, quand elle se souvient des jours où sa mère l’abandonnait pour partir en tournée, quand elle lui raconte sa solitude partagée dans le calme avec celle de son père, jusqu’à son extraordinaire monologue final sans cesse emmêlé aux visions de son enfance, à chaque fois que le passé apparaît, c’est un cadre dans le cadre, c’est surligné, c’est au fond de deux portes qui forment comme une fenêtre pour l’âme d’où elle peut contempler ce qu’elle fut, c’est une vignette mélancolique inondée en contre-jour des feux d’un soleil baissant, c’est un tableau automnal qui résiste dans l’ombre : bref, ce n’est plus qu’une image, montée sur l’affect plutôt que sur l’action. Il y a toujours eu chez Bergman, au moins depuis La Prison, la volonté de nous rappeler la faiblesse qui fait la force du cinéma, de n’être qu’une représentation. Sur ce sujet, il y a d’ailleurs méprise : Bergman, tout comme la Nouvelle Vague qui loua souvent ses mises en abyme, n’a jamais cherché à « casser le cinéma », ou à « détruire l’illusion », comme si les modernes étaient trop conscients de leur histoire, comme si le cinéma avait pour réquisit fondamental une innocence de benêt. Avec Bergman, il ne s’agit pas de croire ou de ne plus croire au cinéma, mais de se réjouir des tours de passe-passe que permet sa magie (Woody Allen l’a bien compris), de révéler et d’exalter la grande fable du monde vrai, en faisant renaître les morts, en déguisant les vivants comme des clowns, des funambules ou des morts-vivants. Montrer l’illusion, les poulies et projecteurs de ce petit théâtre, montrer les costumes, montrer les décors, moins pour nous désabuser, mais parce que tenir l’illusion pour vraie et ne plus être capable de la distinguer du réel précipiterait à coup sûr sa fin. Révéler l’illusion, la seule réalité qui vaille quelque chose, pour la prévenir de la mort, pour la perpétuer, pour s’assurer qu’elle marche encore. Que les défenseurs de l’innocence béate et les nostalgiques d’un classicisme essentialisé l’entendent enfin : les assassins du cinéma ne sont pas toujours ceux que l’on croit.
Bergman coloriste
Passionnant est le passage des cinéastes modernes à la couleur. Comme Kurosawa avec son Dodes’kaden en 1968, Bergman a attendu relativement longtemps avant de s’attaquer à la couleur dans Une passion (1969). Il ne s’agit pas chez eux d’une simple obéissance tardive à la nécessité industrielle, mais d’une décision qui a mis du temps à mûrir et, pour le couple Bergman-Nykvist, probablement le temps qu’il faut pour faire le deuil d’un noir et blanc unique dans toute l’histoire du cinéma, une forme d’expressionnisme poussé si loin que l’image redevenait enfin cette chose purement mentale que Bergman admirait chez les derniers muets. Dans Une passion, le rouge était le sang des bêtes, le sang de moutons retrouvés morts un peu partout sur l’île, tuerie à laquelle le film ne donnera jamais aucune explication ; un peu plus tard en 1972, dans Cris et chuchotements, le rouge est partout, dévorant tous les murs, agressif, d’une violence absolument inouïe, geste définitif, l’étalement d’une teinte obsédante que le réalisateur disait avoir identifiée en rêve comme la couleur de l’âme. À la différence d’Antonioni, dont Le Désert rouge est un rêve de peinture, Bergman tient moins à filmer des couleurs que des idées. Sur ce point, Sonate d’automne ne fait pas exception : c’est encore et toujours le règne de la métaphore. Un vert laid mais reposant, pour la fille plaintive, inhibée et ordonnée ; un rouge explosif pour la mère libérée et écrasante. Métaphores de quoi ? Baudelaire, un autre admirateur du romantisme, avait son idée sur le sujet : « le rouge, la couleur du sang, la couleur de la vie (…) cette couleur si obscure, si épaisse, plus difficile à pénétrer que les yeux d’un serpent (…). Le vert, cette couleur calme et gaie et souriante de la nature ». Au fond, c’est moins l’association couleur-idée qui importe dans Sonate d’automne que l’opposition des deux teintes, l’action oculaire produite par la contiguïté de leur différence radicale : Sonate d’automne tient surtout dans ce grand écart chromatique qui frappe les sens avec la force de l’évidence. C’est bien en romantique que Bergman utilise la couleur, pour augmenter davantage encore cette « puissance du contraste » qui faisait l’essence même du romantisme pour Élie Faure, définition qui va comme un gant à ce suédois marqué par le fantastique d’Hoffmann et le symbolisme de Strindberg. Mais Bergman va plus loin que le symbolisme : il use lourdement des métaphores (on le lui a assez reproché) mais elles sont chez lui à la fois privées (seul Bergman, dans ses interviews ou ses écrits, peut nous en délivrer le sens originel) et immédiates, de sorte qu’il invente des métaphores sans obliger le spectateur à en parcourir le chemin que lui-même avait emprunté pour les inventer. Un chemin privé existe, mais il s’est arrangé pour le rendre facultatif, pour littéraliser ses métaphores. Dans Sonate d’automne, la couleur s’affirme non seulement comme image-de mais aussi en tant que déclencheurs d’affects : elle redevient cette forme aiguë de signification capable de violenter, de déchirer le tissu ordinaire du visible.
La naissance de l’idée
L’anecdote est célèbre : Persona est né à partir d’une photographie people des deux actrices que Bergman découvrit du fond de son lit d’hôpital. Il songea à un plan impossible, fondé sur une ressemblance tellement forte des deux actrices que leurs deux visages se confondraient jusqu’à n’en former qu’un seul, un côté d’Ullmann, un côté d’Andersson. Sonate d’automne fut jeté sur le papier lors d’une nuit d’insomnie et la rencontre de la mère et de la fille autour du piano était déjà le cœur de cette esquisse : « Helena veut jouer quelque chose à sa mère, et sa mère lui fait de nombreux compliments, mais pour plus de sûreté, elle rejoue le morceau. Ce faisant, elle écrase en douceur, mais avec efficacité, la mièvre interprétation de sa fille ». Sonate d’automne continue de forer sur la même parcelle que Persona, tourne autour du même noyau traumatique, travaille sur un même problème purement cinématographique dont on peut dire que Bergman est l’inventeur : comment faire tenir, jusqu’à leur infigurable fusion, deux visages dans un seul cadre ? Si Persona répond par l’invention d’une figure mutante et monstrueuse, Sonate d’automne, lors de l’interprétation de la fille, sépare violemment à nouveau les deux visages, en détruit la filiation nécessaire et pourtant si fragile pour, lorsque la mère se met au piano, les réunir à nouveau, dans une tragique unité déchirée. L’ensemble mère-fille s’affirme à l’écran pour mieux s’y disloquer. Le regard, qui fut toujours la grande affaire de Bergman, n’y est plus qu’une morne face qui contemple avec une infinie tristesse le profil qu’elle ne sera jamais.
Tout est crépuscule
Sonate d’automne commence comme un rêve au cours d’une sieste heureuse qui se prolongerait jusqu’à la fin d’une après-midi, se déroule comme un cauchemar qui pourrait être une insomnie et se termine au petit matin comme recommence la réalité : sans que toutes les paroles, toutes les images – c’est-à-dire le cinéma tout entier – n’aient rien changé pour personne. Probablement parce qu’un matin d’automne, dans ce pays où les jours raccourcissent jusqu’à disparaître, c’est une lumière qui fait déjà penser à la nuit. En tout cas, fin ou début, tout est ressemblant dans l’image de Nykvist, tout devient crépuscule. Le récit et l’image de Sonate d’automne ont la force du paradoxe : quelque chose s’y passe, mais, au fond, rien ne se passe. On aura vu une mère et une fille avoir le temps de se retrouver, de se réjouir et de pleurer ensemble, de se dire et se crier ce qu’une absence de sept ans semblait avoir effacé ; on les aura vues se confronter pendant l’insomnie, la fille lancer un réquisitoire, la mère assurer son propre plaidoyer. Alors que le jour nouveau irradiait à peine le salon, on aura vu la mère détruite demander pardon, et le visage métamorphosé d’Ullmann le lui refuser sèchement. C’est une libération de la parole, car tout a été dit, mais rien n’a changé. Chacune se sépare pour suivre un chemin, probablement le même qui les avait menées chacune vers cette rencontre : la mère repart comme elle est arrivée, le masque de la joie en moins ; elle retrouve sa fuite et son orgueil, et la fille son foyer et son ressentiment. Tout se passe mais rien ne change, voilà l’histoire de Sonate d’automne.