Peu habitué à la reconstitution historique, Ingmar Bergman réalise L’Œuf du serpent en 1977, l’un de ses films les plus politiques, l’un des seuls, alors que l’Allemagne s’est reconstruite sur une séparation de fait entre RDA et RFA depuis l’après-guerre. Comme pour faire écho à une Allemagne double, ruinée par la guerre en 1923, prompte à revenir à la vie mais laissant grandir en elle un des monstres les plus absurdes et terrifiants du XXe siècle, Bergman s’est attaché à dépeindre une société troublée, une société de suspicion, de dépression, où l’humain, perdu dans la masse, cherche à s’en extirper, même au prix du plus grand sacrifice, celui, justement, de son humanité.
L’ouverture de L’Œuf du serpent est assez parlante : une masse silencieuse, en noir et blanc, s’avance comme un troupeau de moutons vers on ne sait où, vers l’indicible peut-être, vers l’avenir, qui est peu radieux pour l’Allemagne en 1923. Période trouble, double, étrange, les années 1920, comme le rappelle la bande-son, sont aussi celles du jazz, de l’après-guerre insouciant dans certains milieux des grandes villes européennes et américaines, comme celles des débuts de la crise qui a mené indéfectiblement à l’un des régimes sanguinaires du siècle passé : pour signifier cette dualité permanente des crises, Bergman a choisi d’écrire son film en anglais, de faire interpréter son Abel par un Américain, l’excellent David Carradine, tout en gardant la fondation de son cinéma qu’est la non moins excellente Liv Ullmann. Au milieu de ce Berlin cosmopolite et anonyme, à peine industrialisé, Abel retrouve dans une chambre le cadavre de Max, son frère, qui vient de se brûler la cervelle. Abel vient de Philadelphie, il est juif. Forain qui avait monté un numéro avec feu son frère et l’ex-femme de ce dernier, il vit en marge d’un Berlin retrouvé, d’un Berlin où l’on vit bien lorsque l’on paye en dollars, d’un Berlin où il semble à l’image faire éternellement nuit. Bergman insiste d’ailleurs rigoureusement sur le contexte de la naissance du « serpent » : les grandes rues sont vides, la nuit n’est que peu éclairée, les quartiers populaires entassent les familles qui souffrent de la malnutrition, du chômage, de la déflation, de l’absence totale de sécurité en tous points. La déshumanisation première vient de là. Si l’on pense de temps à autre au Lili Marleen de Fassbinder, Bergman ne conçoit l’utilisation de l’Histoire que comme retour sur une épopée humaine, ne plaque pas de trop les indices du contexte, ne montre pas – comme le faisait avec grand talent Fassbinder – les êtres emportés dans les tourments de l’Histoire. Il cherche à filmer l’implication des êtres dans celle-ci et, surtout, le pouvoir des êtres sur celle-ci.
Très rapidement débordé par la crise, Abel retrouve Manuela (l’ex-femme de Max) : là encore, la dualité de leur existence – ils vivent ensemble mais ne sont pas vraiment en couple, la culpabilité de la mort de Max trop présente ; ils s’aiment mais refusent l’un et l’autre à tour de rôle de se le dévoiler – fait écho à l’impasse sociale dans laquelle se trouve une ville entière. Les seuls endroits où la liesse devrait exploser, les cabarets, sont des bouges souterrains où la lumière n’entre pas davantage, où l’ensemble des rapports humains et des atmosphères sont empreints d’un glauque qui met en parallèle absolument tous les espaces, quelle que soit leur ultime finalité, le plaisir du cabaret, l’argent de l’usine, le calme du foyer. Plus insidieusement, c’est l’attaque, par cette atmosphère, de l’humain que Bergman développe : Berlin n’est plus organisé rationnellement, c’est une ville dans laquelle se sont multipliés les lieux de désespoir ; les institutions, censées protéger les citoyens et assurer le respect du droit, sont des suppôts de corruption, sourds à la violence quotidienne. Au cours d’une des dérives alcoolisées et nocturnes d’Abel, Bergman s’arrête ainsi sur un lynchage de quelques Juifs, au vu et au su de tous, y compris de la police, présente sur les lieux. Plusieurs fois les interlocuteurs d’Abel Rosenberg s’arrêtent sur la consonance juive de son nom : à l’heure où la société tente de se réguler par et pour elle-même, certains vont devenir lentement les têtes de Turcs de la crise. Comme le dit Abel : « Un poison s’est insinué de toutes parts. » Ce poison, c’est la bête qui rôde dans les ruines berlinoises, celle qui naît au coup d’État manqué à Munich d’un certain Adolf Hitler à l’époque, celle qui croît dans la misère et dans la capacité de l’homme à oublier la dignité d’autrui, à oublier également sa capacité de résistance.
L’Œuf du serpent, dans ses thèmes et dans son fonctionnement interne, est un film assez particulier pour Bergman, mais on y retrouve une récurrence du réalisateur suédois : l’être spectateur de son propre malheur et du malheur d’autrui. Abel, comme l’inspecteur Bauer qu’il rencontre, comprend au fur et à mesure ce qui se trame dans Berlin, sans y chercher à y remédier. Il fuit vers un autre emploi, vers d’autres femmes, tandis que d’autres menacent, ont peur, ou résistent, comme Bauer, passivement. La peur est déjà matérialisée dans ce monde cloîtré, fait de barreaux de prisons, de grilles, de bruits sourds et constants, d’arrestations sauvages. Elle est rationnelle, si rationnelle qu’elle mène peu à peu à la mécanisation des êtres et à la hiérarchisation de ces derniers. Elle est le produit, comme l’intolérance croissante, d’une certaine folie que Bergman filme en conclusion au travers d’un savant fou qu’Abel découvre dans la cave de l’hôpital où il travaille : sorte de Mengele avant l’heure, le médecin tente de créer une nouvelle race d’hommes qui résisteraient au manque de sommeil, à l’absence de lumière… et, sans doute, à la société allemande qui s’est créée – et a créé ce monstre – et qui ne fera, comme chacun sait, que grandir dans les années 1920 et 1930. Prélude à l’opération « Euthanasie » sous Hitler, le dénouement, très étrange, à la limite de l’abscons, est tout aussi délirant que la société dépeinte l’est. Cette fin a de quoi dérouter le spectateur habitué à la narration « classique » d’un Bergman qui conclut souvent ses films par une arrivée dramatiquement claire de ses personnages à un point précis, d’autant plus qu’elle est filmée avec l’apparente froideur de Bergman qui ne fait jamais semblant de former une distanciation, se fondant, au hasard d’un nom de rue, dans la masse qui court à la catastrophe. Elle apparaît pourtant parfaitement logique tant L’Œuf du serpent choisit la part de l’ombre – visuellement et humainement –, la part d’incompréhensible que peut contenir une ville comme sa population.