Comme le roman de Jack London dont il est librement adapté, le Martin Eden de Pietro Marcello mêle les faits et la fiction et introduit du mythe dans la réalité. Le cinéaste italien a déjà témoigné d’un goût pour de pareilles mises en tension dans ses films précédents (La Bocca del Lupo, Bella e Perduta) ; sous ses airs de fiction plus traditionnelle, celle-ci n’en est que plus surprenante. La rencontre entre Martin et Elena, sœur d’un jeune homme issu de la haute bourgeoisie à qui le marin a porté secours, est l’étincelle dont naîtra le récit, transposé ici en Italie. Martin semble sidéré par cette beauté d’un autre monde, tandis qu’Elena paraît séduite et amusée de l’incongru de la rencontre. Une amorce de conversation sur Baudelaire fera office de scène primitive, donnant au jeune marin l’idée que les livres pourraient lui permettre de se hisser à la hauteur de celle qu’il aime déjà. Tout au long de son parcours, la volonté de grimper les échelons de la société, puis d’écrire sera ainsi soutenue par des désirs charnels – boire, manger, étreindre.
Les images tournées en 16 mm donnent vie avec sensualité et simplicité à un récit qui se laisse pleinement habiter par le corps des comédiens, notamment celui de Luca Marinelli. Pietro Marcello trouve en cet acteur un physique contenant déjà en substance tous les paradoxes d’un personnage qui aspire à décrire l’existence des plus misérables, mais revendique parallèlement son individualisme. Le contraste entre ses yeux clairs et sa bouche dure reflète la dichotomie entre l’application avec laquelle il étudiera les lettres et ses accès de violence tandis que sa carrure imposante lui donne tantôt des airs d’ange gardien, tantôt de brute. Pietro Marcello multiplie parfois les angles de prise de vue sur l’acteur, comme pour tourner autour des curieux paradoxes qu’il incarne. Si l’allure éthérée de Jessica Cressy apporte à ce corps terrien un contrepoint qui dit déjà tout de l’écart entre deux classes, la plus belle dissemblance tient peut-être au frottement entre la voix de l’homme, parlant un italien napolitain pâteux teinté de dialecte, et celle, flûtée, de la femme, jouée par une actrice française articulant chaque mot.
L’archive pour tout ancrage
Le récit volontiers elliptique de Pietro Marcello accompagne le personnage-titre au fil de son apprentissage, de la découverte de sa vocation aux tentatives de publications répétées qui finiront par aboutir, avant de nous catapulter à la fin de sa vie, où nous le retrouvons riche et insatisfait. L’histoire, connue et ordinaire, demeure toutefois résolument intrigante, du fait d’abord de la retenue de la mise en scène, qui colle à son personnage sans nous pousser à adhérer à ses passions. Le point de vue du cinéaste n’épouse pas celui de son personnage, mais ménage une légère distance qui complexifie le récit.
De même, l’absence de marqueurs temporels clairs confère à l’ensemble un sentiment de flottement. Selon les moments, l’intrigue semble se dérouler au début du XXe siècle, dans l’après-guerre ou dans les années 1980, écrivant une sorte d’histoire alternative. La linéarité du récit se voit contrebalancée par cette vibration, renforcée par une utilisation étonnante de l’archive. Venant joindre différentes séquences sans pour autant entretenir de relation directe avec l’une ou l’autre, ces images hétérogènes ancrent le film dans un sol mou, qui oscille alors comme les vagues de cette mer que Martin a quittée. Scènes de rues, de rassemblements politiques ou de pêche au poulpe interrompent le récit d’une ascension sociale pour mieux la raccorder à l’histoire du vingtième siècle. Le destin de Martin Eden pourrait rendre pessimiste – il laisse penser que l’on ne peut améliorer sa condition sans se perdre soi-même et se dégoûter du monde. Pietro Marcello en fait l’incarnation de l’histoire d’un siècle qui ne cesse de nous hanter, et semble ainsi vouloir redistribuer les cartes, suggérer que nous pouvons nous ressaisir des problèmes du passé pour les regarder sous un autre angle et peut-être éviter de les rejouer à l’identique.