Avec La Bocca del Lupo, Pietro Marcello a mis la barre très haut. Il Silenzio di Pelešjan suscitait logiquement une attente. Avant d’y venir, il faut avant tout souligner que ce fut une très belle séance en la présence d’Artavazd Pelechian – sur qui porte donc ce film –, patriarche marmoréen bigrement impressionnant, pas chaleureux pour un sou mais ému et émouvant. Puis une belle idée : la projection de deux de ses films en guise d’introduction.
On retiendra particulièrement Seasons, qui synthétise largement les caractéristiques du cinéma de Pelechian : un lyrisme produisant une puissance poétique stupéfiante. Dans ce film, la vie de communautés paysannes d’Arménie est retranscrite dans un mouvement épique, où l’on dévale les montagnes, les torrents, descend les foins de la façon la plus acrobatique. Ce cinéma traversé par des ruptures rythmiques – sonores, musicales, et par le montage — fait cohabiter deux régimes. L’un est souligné par la musique et l’intervention de ralentis, moments suspendus d’où se dégage une forme opératique, mais aussi, il faut le reconnaître, emphatique. L’autre travaille une matière sonore extrêmement riche, parfois rugissante (celle des fabuleux torrents par exemple), où les formes tendent parfois vers une franche abstraction. Ce cinéma envisage le film comme la création d’un « champ émotionnel », Seasons répond à ce programme d’une façon pour le moins saisissante.
Avec Il Silenzio di Pelešjan, Pietro Marcello se frotte donc au portrait, avec à l’esprit que le genre — sur un cinéaste qui plus est – peut conduire à l’aporie. En procédant par fragments dans un écheveau d’associations et de correspondances, il évacue toute linéarité lénifiante. Le lyrisme de La Bocca del Lupo n’est pas renié, loin de là, mais l’idée consiste plutôt à établir un dialogue sans chercher à imiter (ou atteindre) le cinéaste arménien, ni à se poser en héritier, ni même à forcer une quelconque filiation. Comme l’indique le titre, Artavazd Pelechian a décidé de se taire. Des prises de vues urbaines (Erevan ? Moscou?) captent cet être sévère et mutique dans une sorte de mise en scène partagée et complice. Dans ce registre, on retient quelques beaux moments teintés d’autodérision. Notamment cette séquence au domicile du cinéaste où Pelechian s’offre à la caméra, en gros plan : instants suspendus à l’opacité de ce visage impénétrable, constituant aussi un écran propice à la « projection ».
Il Silenzio di Pelešjan s’amorce par un autre versant, travaillant les différentes matières (images, sons, voix-off, musique) dans un collage inventif et intégrant la matière sonore, mais aussi des plans (parfois en les retravaillant) des films de Pelechian. Des archives sont également associées – on distingue notamment une évocation du génocide arménien. On se souvient des segments de La Bocca del Lupo construits à partir des images d’archives de la ville de Gênes ; ce principe étant encore davantage à l’œuvre ici, le jeune cinéaste italien confirme ses talents de « mixeur » dans des séquences atmosphériques et élégiaques qui tendent parfois vers l’abstraction visuelle. Compte tenu des pièges attenant au biopic documentaire, Pietro Marcello s’en sort avec les honneurs. Il Silenzio di Pelešjan parvient même à procurer le sentiment d’un dialogue introspectif avec un créateur en quête de grâce, et ce n’est pas rien. S’immisce toutefois l’idée que l’objet n’est pas tout à fait parvenu à son point d’aboutissement et ne dégage pas toujours une folle conviction. Il Silenzio di Pelešjan suffit cependant largement à susciter l’attente des prochains épisodes de la filmographie de Pietro Marcello.