Retour sur un des mélodrames les plus célèbres de Vincente Minnelli au moment de sa ressortie en salles. Ce film tourné en 1960 apparaît comme une grande scène de théâtre. Le drame du mâle américain s’y joue dans ce qu’il a de plus symbolique. C’est une sorte de dissection du conflit originel de l’homme américain, entre ses clichés d’un côté et sa réalité de l’autre. Celui par qui le scandale arrive est un mélodrame bouleversant, qui évite pourtant l’utilisation de gimmicks larmoyants. Parti à la chasse de l’homme, Minnelli ramène l’Homme, avec un grand H.
Un drame vient perturber la famille la plus puissante d’une ville quelconque du Texas : Wade Hunnicutt (Robert Mitchum) vient de se faire tirer dessus lors d’une partie de chasse par le mari jaloux d’une de ses maîtresses. Mais Hannah Hunnicut (Eleonor Parker) en a vu d’autres et ce n’est pas la première muflerie de son époux, d’ailleurs ça ne la touche pas énormément, rien ne la touche vraiment. Car entre eux tout est brisé depuis longtemps, depuis qu’elle a cristallisé sa haine envers son époux, autour d’un secret connu d’eux seul, en véritable obsession. Cette guerre conjugale a pour centre leur fils Theron (George Hamilton), un grand adolescent mal dégrossi et naïf, élevé comme la poupée de sa maman, que son père va récupérer pour en faire un homme, un vrai… Apprentissages et haines vont s’accentuer jusqu’au dénouement violent et mélancolique, l’expression d’un inévitable ratage.
Celui par qui le scandale arrive, de son titre anglais Home from the Hill, fait partie des derniers grands mélodrames de Minnelli. Le film est produit par Sol C. Siegel, qui vient d’arriver à la tête de la MGM, studio historique de Minnelli. C’est la seconde collaboration entre les deux hommes après le succès de Comme un torrent (Some Came Running) réalisé en 1958, année où le cinéaste à réalisé deux autres chefs d’œuvre : Gigi, qui a récolté pas moins de neuf oscars et Qu’est ce que Maman comprend à l’amour ? (The Reluctant Debutante). Année glorieuse pour le cinéaste, qui est aussi celle où il redistribue notablement les divers éléments qui constituent son œuvre. Celui par qui le scandale arrive stigmatise une expression pure du mélodrame, après la schizophrénie de l’univers mi-terrifiant mi-féerique développé dans Comme un torrent. Le mélo se désolidarise du poids enchanteur de la comédie musicale pour devenir un drame existentiel, une confrontation entre la fiction et le réel, entre l’art et la société. Car Minnelli, cinéaste du rêve et de sa confrontation à une réalité plus sombre, arrivait à trouver un échappatoire dans la performance de ses personnages.
Les personnages y ont toujours la même fonction : métamorphoser le réel par le rêve, le désir et la beauté ; excepté qu’ici la réalité reprend définitivement le dessus. Et cette réalité est triste, elle fait pleurer comme dans un mélodrame. Plus d’évacuation, plus de monde merveilleux où il fait bon de se réfugier, de s’abandonner sans mesure. Un réel à affronter sans relâche, toujours en rupture avec ses propres désirs et où règne la plus grande confusion.
Le rêve littéralement « implose » en images, projections, désirs pour constituer un univers mental. La peinture quant à elle, abandonne la quotidienneté des personnages (pas de personnages artistes comme de nombreux films du cinéaste) pour ne plus être que le propos exclusif de la mise en scène de Minnelli. Au fur et à mesure de ses réalisations, le cinéaste a su donner un équivalent cinématographique à cette expression artistique qui le fascine tant (lui-même était peintre), devenant un des éléments de sa mise en scène les plus constants. Ce travail sur la picturalité est d’ailleurs une de ses particularités d’auteur au sein du système de production hollywoodien.
Film questionnant la notion de mâle, Celui par qui le scandale arrive est une galerie de personnages où trône Wade Hunnicutt. À la fois terrifiant et protecteur, Wade est celui qui déroule le drame, tout en étant sa première victime. Le film se construit entre deux coups de feu visant le patriarche, le dernier lui étant fatal. Chaque protagoniste du film aurait des raisons de tuer cet homme. Autour de lui donc, des maris trompés, deux fils (un légitime, l’autre bâtard, tous les deux obsédés par cette figure paternelle), et des femmes, la sienne et celle que se partagent ses fils : Elizabeth. À la disposition familiale de base se greffe celle d’une communauté entière empreinte de haine et d’admiration pour celui qui règne en maître sur la petite ville. Il est l’image de la virilité et le garant de la conduite de ce monde vers son idéal, en y distillant un poison ambigu dans l’atmosphère.
Les personnages masculins veulent être des hommes, des mâles, plus qu’ils ne le sont réellement. Ils s’entourent de fétiches et d’activités définies comme viriles car dangereuses : les armes, l’alcool, les femmes, mais sont pris aux pièges des apparences. Dans une scène, Wade se retrouve ainsi ivre mort, vautré sur un lit, sa maîtresse lui hurlant dessus. Il n’y a plus de plaisir dans l’infidélité comme dans l’alcool, juste un rôle à jouer qui mène à la destruction. Cette définition de la masculinité se retrouve dans l’occupation des lieux et des décors par les personnages. Ainsi le bureau de Wade est l’espace central du film, il y condense tous les attributs du mâle, disposés comme dans un véritable sanctuaire. Clichés psychanalytique, rien ne manque : les fusils et les trophées de chasse, les chiens soumis, la pipe… C’est aussi autour de cette idée que se retrouve la métaphore filée qui couvre tout le film, celle de la chasse. En effet, qu’il s’agisse de tuer des animaux ou de séduire les femmes, c’est le même rapport de prédateur à sa proie qui se dessine. L’homme se doit donc d’être violent et dominateur face à un monde hostile et terrifiant.
Wade incarne le mâle, le cow-boy américain, mais il ne fait que véhiculer des images dont il est victime lui-même. Ces images, les attitudes des personnages, leurs désirs, sont la forme que prend le rêve dans le film. Rêves qui ne se retrouvent plus dans la création de mondes parallèles ou bien de monde d’artistes, mais dans une ville texane, au sein de conflits familiaux. Le rêve est ce que chacun veut projeter aux autres et à soi-même. C’est aussi un idéal de vie sur le modèle de l’American way of life, un idéal qu’il est difficile d’acquérir. , La reproduction du modèle ne se réalise pas sans quelques sacrifices, même pour les personnages qui s’y soumettent totalement. Ainsi le personnage de Elizabeth, se retrouvant fille-mère, est obligée de construire un « puzzle » de famille, à partir de pièces des plus triviales (racolage dans les supermarchés, mariage arrangé…), quitte à renoncer à l’amour. Celui par qui le scandale arrive est un film sur l’apprentissage, c’est-à-dire sur la manière de sortir du schéma familial dessiné par les parents. Les personnages les plus jeunes (Elizabeth et Theron) y découvrent un monde où rien ne ressemble à ce qu’on a pu leur décrire dans leur enfance, loin de l’idéal qu’on leur représentait (la comédie familiale des Hunnicutt).
Le rêve devient alors autant une affaire personnelle que celle d’une société. Croyances, idéaux et désirs personnels se confrontent à la réalité du monde. Les rêves se retrouvent parasités par les idéaux du monde environnant, des rêves qui deviennent idéologiques et auxquels on ne peut échapper. C’est ce que semble remarquer Gilles Deleuze dans sa conférence sur l’acte de création donné à la fondation Femis le 17/05/87 : « Minnelli, il a, il me semble, une idée extraordinaire sur le rêve. Elle est très simple, on peut dire et elle est engagée dans tout un processus cinématographique qui est l’œuvre de Minnelli, et la grande idée de Minnelli sur le rêve, il me semble, c’est que le rêve concerne avant tout, ceux qui ne rêvent pas ; le rêve de ceux qui rêvent concerne ceux qui ne rêvent pas, et pourquoi cela ça les concerne ? Parce que dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a danger. À savoir que le rêve des gens est toujours un rêve dévorant qui risque de nous engloutir. Et que les autres rêvent, c’est très dangereux, et que le rêve est une terrible volonté de puissance, et que chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres, même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante, pas par son âme, mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu. » Le rêve inévitablement se projette, il est de son devoir de circuler. Il est un schéma mental. Non pas une rêverie solitaire, mais une obsession qui nous submerge, et cherche à se fixer sur l’autre. Mais le monde est trop confus, trop complexe pour qu’aucun n’arrive à s’y retrouver. Le rêve implose, en une multitude de consciences, tourne au cauchemar, et forme une toile d’araignée où les personnages se débattent.
La transmission des codes du mâle instauré par Wade à son fils est un ratage complet. Theron meurtrier, abandonnant sa famille, n’aura reçu en héritage de son père que ses penchants les plus destructeurs : alcool, bâtardise, goût du sang. Le film se termine donc sur une impression de désenchantement, malgré le « happy end » qui le clôt, en forme d’espoir possible de réconciliation. Autour du caveau de Wade, sa femme et son bâtard s’ouvrent l’un à l’autre et cherchent à reconstituer un ordre explosé. Le rêve est perdu et enterré, mais la famille branlante que constitue Rafe, Elizabeth et le fils de Theron pourra tenir la route et s’ouvrir vers un peu d’apaisement. L’image de Wade, une fois mise dans le tombeau, leur garantit une nouvelle liberté. C’est aussi la position de Rafe qui est mise en avant. Toujours aux côtés de Wade, mais pourtant à distance (il ne sera jamais reconnu comme fils), ce dernier peut trouver sa voie propre, sans vision enchanteresse (le personnage est conscient dès son enfance des drames de la vie), et construire son monde propre. À Theron d’hériter de la névrose, à Rafe du pouvoir.
Car derrière le Wade idéal se cache aussi l’homme rongé par les doutes, conscient de lui-même et de la désolation qu’il apporte. Dans l’une des scènes les plus fortes du film, Wade fait l’aveu à Theron de ses faiblesses, en se définissant comme un humain ni plus ni moins. À la fois bad et beautiful, détestable et admirable, plongé dans le doute comme tous les autres, il ne cherche qu’à faire une synthèse de tous les éléments disparates qui le traversent. Car rien n’est exemplaire dans le monde, tout s’acquiert et se découvre par soi-même. La seule position restante est d’assumer ses choix. Minnelli apparaît alors comme un cinéaste faisant un triste constat, celle d’une réalité qui incite aux larmes et à la mélancolie.
Reste alors la place de créateur, celle de Minnelli en l’occurrence. L’artiste semble avoir cela de supérieur : en contrôlant ses effets dans le monde et de pouvoir produire ceux qui lui conviennent (à la manière des danseurs dans les musicals). Minnelli se sert donc du cinéma pour donner à la fois une représentation du monde et une vision personnelle. Et cette touche personnelle prend la forme dans l’art pictural.
Si Celui par qui le scandale semble moins expressionniste que certaines autres réalisations du cinéaste, elle n’en reste pas moins d’une picturalité tout à fait fascinante et envoûtante. Les références sont ici différentes de ses précédents films : après le surréalisme dans Yolanda et le voleur (1945), la peinture française à la Dufy et l’impressionnisme dans Un Américain à Paris (1951) ou les toiles de Van Gogh dans La Vie passionnée de Vincent Van Gogh (Lust for Life) réalisé en 1956, Celui par qui le scandale arrive semble se rapprocher de nouvelles sources plastiques. En effet le régime pictural que met en place Minnelli dans ce film fait penser en partie au cubisme. Le cubisme a stigmatisé au début du siècle l’explosion du point de vue par rapport à la perspective picturale héritée de la Renaissance. Celui par qui le scandale se rapproche en plusieurs points de l’esthétique instaurée par Braque et Picasso. Les figures se fondent tellement au décor qu’elles en deviennent même délicates, les protagonistes ne sont plus que taches de couleurs cernés par leur environnement. Ils sont comme prisonniers de ces décors étouffants d’intérieurs où s’accumulent les objets. Mais la nature produit le même sentiment de claustration, à travers la forêt hostile et sauvage où les personnages se camouflent (voir la première séquence du film et ses chasseurs cachés dans les hautes herbes) ou se perdent. La place des hommes y est réduite à celle d’objet à étudier, dans un traitement pictural complexe, constitué d’arêtes et de touches de pinceaux, ne faisant qu’affleurer l’écran. Minnelli rompt ainsi avec l’exubérance coloriste qui était la sienne jusqu’au point culminant de Comme un torrent, où les couleurs plus violentes les unes que les autres s’affrontent en un effet expressionniste, où les formes apparaissaient plus en contradiction les unes aux autres. Ici c’est un camaïeu assez serré qui régit tout le film, entre le rouge et l’or, un dégradé de teintes automnales assez orienté vers le marron et l’ocre, réalisé à partir du système Metrocolor et qui, malgré l’utilisation du cinémascope, donne un aspect plus « pauvre » que la flamboyance de certains de ses films. Cela rappelle le peu de couleurs qu’utilisaient les peintres durant la phase analytique du cubisme, elles aussi dans des teintes marrons et ocres. C’est aussi pour Minnelli le moyen de figurer la déstructuration de la réalité. Si Minnelli est moins révolutionnaire qu’auparavant, il instaure pourtant une vision originale à son histoire. Le mystère et le drame sont invisibles à l’œil nu, mais c’est au créateur de les insinuer. Le camaïeu, à la manière d’une toile d’araignée, symbolise aussi le piège dans lequel se retrouvent les personnages. Une toile d’araignée mentale et abstraite, que chacun tisse pour soi et pour les autres. Bien sûr ces rapprochements se fondent intégralement dans l’esthétique classique des grands studios américains de l’âge d’or, et Minnelli enterre ainsi son propre cinéma en le poussant dans ses derniers retranchements narratifs et esthétiques. C’est aussi sa place de cinéaste démiurge reconnu, dont jouit pleinement Minnelli, qui lui permet de réaliser un film d’une telle ampleur. Le cinéaste, d’une minutie absolue, mettait lui-même en place les éléments du décor, montrant ainsi son attachement à cette idée du morcellement. Le décor n’est plus uni, il est aussi divisé en une multitude de détails, d’objets qui viendraient ensuite occuper l’espace théâtralisé. Plan en rupture dans son sein même, tout y est pourtant organisé dans la profusion des informations contradictoires.
Réduction de la flamboyance après l’apothéose de Comme un torrent, Celui par qui le scandale arrive touche par sa simplicité, comme le remarque Emmanuel Burdeau lors d’une conférence sur l’auteur donné le 27 juin 2004 : « Minnelli […] se met à faire un film comme celui-là qui est d’une sécheresse absolue […] Celui par qui le scandale arrive, c’est un film, il y a la scène de chasse qui est flamboyante mais pour le reste, on dirait un feuilleton quasiment, c’est-à-dire que c’est des discussions à deux au supermarché, dans une voiture, autour d’un lit…» Minnelli serait donc l’un des premiers cinéastes à faire du mélodrame sous sa forme la plus répandue actuellement, à savoir la forme télévisuelle. Celui par qui le scandale arrive peut paraître moins riche visuellement mais il est emporté par son fleuve narratif ainsi que la puissance émotive et évocatrice qui le caractérisent l’œuvre du cinéaste. Le cinéaste ne fait pas de choix de carrière, mais expérimente les différentes approches que lui permettent d’explorer les facettes du genre. Minnelli s’ouvre à deux voies, comme le dit encore Burdeau dans un autre texte intitulé Minnelli dans la coupure publié dans le numéro 596 des Cahiers du cinéma : « deux voies pour Minnelli après 58, deux voies pour la modernité. Cinéma toujours plus visuel ou toujours plus abstrait. Maniériste ou sériel. Rivalisant avec la peinture ou négociant sa proximité avec la télé. Augmentant son faste ou assumant une étrange pauvreté. Entre les deux pôles de cet écart où nous logeons toujours plus ou moins, Minnelli n’a pas choisi, penchant un coup d’un côté, un coup de l’autre, s’autorisant volontiers des mélanges. » C’est la crise de la représentation du cinéma et du monde qui prendrait la forme d’un All about melodrama. Tout ce que contient le genre : le moderne et l’artistique, mais aussi son aspect commercial et populaire, psychanalytique et tragique. Sans jamais préférer une voie à une autre, en peintre à la fois définitif et novateur. Le mélodrame devient cette matière à modeler les sentiments et le monde. Générosité absolue, aussi, d’un artiste sans nul équivalent, à la fois pourfendeur de rêve et qui a pourtant fait rêver la planète entière, en nous donnant un visage à la douceur du piège.