De beaux objets, une politique éditoriale passionnante, un nom à consonance latine commençant par C : en fait, Capricci, c’est un peu le Carlotta de l’édition de cinéma ! Parmi les dernières livraisons de la maison, une épaisse monographie sur le roi du musical et du mélodrame, publiée en avant-première lors de la rétrospective qui lui était consacrée lors de la dernière édition du festival de Locarno. Un livre ambitieux laissant, malgré son ampleur, un goût d’inachevé, oscillant entre babil ronronnant et belles intuitions.
Comment organiser un essai sur un cinéaste dont l’œuvre est aussi riche et foisonnante que celle de Minnelli, surtout quand on tient encore à la notion d’auteur ? Se contenter du film à film, dans une approche chronologique qui empêche le regroupement des lignes de force ? Lui préférer l’approche par motifs, qui perd souvent de vue la singularité des films ? Emmanuel Burdeau, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et directeur de collection chez Capricci, dont on a pu apprécier les entretiens rondement menés et les critiques alertes (parfois hasardeuses, souvent brillantes), a tenté les deux à la fois et accouché d’un drôle de pavé, à la fois divisé par dates-clés et convoquant les films dans le désordre, réglant leur sort à certains d’entre eux en un seul texte – voire une phrase pour les moins bons – pour mieux, ailleurs, en embrasser plusieurs sous la bannière d’un thème. Tout cela étant justifié un peu rapidement par le fait que Minnelli serait « né à nouveau » au cinéma à chacune de ces dates, remettant en jeu des problématiques embrassées plus tôt ou plus tard. Ainsi son premier film, Un petit coin aux cieux (1943), n’est-il réellement évoqué qu’au chapitre « 1973 », sous le prétexte que la dernière partie de l’œuvre du cinéaste dialoguerait avec la première – alors que tout au long de cette œuvre, les films ont peu ou prou dialogué les uns avec les autres. Que le rapport proustien et merveilleux au temps soit l’une des marques de certains de ses films (comme les méconnus Mademoiselle, Melinda et Nina) y suffit-il ? Théoriquement, l’idée séduit. Mais sa mise en œuvre, ni vraiment flâneuse, ni rigoureuse pour autant, ne convainc qu’à moitié.
Il faut dire qu’on a parfois l’impression, en parcourant l’ouvrage, d’une écriture automatique, capable de lire des signes partout et d’en faire ce qu’elle veut en les malaxant, les dialectisant, les égalisant… Comme si elle se trouvait en présence d’équations à résoudre, que les phrases étaient un chemin pour aller d’un point A à un point B, mais qu’au fond ni les points ni le chemin ne comptaient vraiment. Descriptions semblant vouloir être plus que ça, interprétations géniales et raisonnements théoriques s’achevant en queue de poisson : l’essai déconcerte un peu, entre volonté de tout boucler et sinuosité parfois ambiguë du propos.
Reconnaissons toutefois à Burdeau – qui prend le parti de ne faire référence à aucun des écrits l’ayant précédé – le mérite d’apporter un éclairage neuf sur l’œuvre du cinéaste, remettant à leur place des notions qui avaient fini par faire écran : la réputation d’esthète que traînait celui-ci, par exemple. Ou bien le rêve, qui « n’est pas le cœur de Minnelli », qui « n’y est qu’une sous-catégorie du surnaturel » et y tient une place au moins égale à celle du réveil (entendre « de la gueule de bois ») ou du jeu d’enfant – et de son pouvoir immédiat de créer merveilleux et terreur mêlées. Les enfants ont l’avantage d’ignorer la mesure, les hiérarchies et les partages (entre nature et culture, par exemple, comme dans le beau Chevalier des sables), notions qui n’ont cessé de tourmenter le cinéma de Minnelli. Un cinéma souvent hanté par l’abolition de la frontière entre mondes supposés contraires (l’art et la vie, le noble et le divertissement…) et peuplé de personnages faisant l’expérience magique ou douloureuse de ce qu’ils ne sont pas – que ce soit à travers le jeu, la danse, le conflit, le tiraillement, la projection, voire la réincarnation.
L’auteur a, comme beaucoup de nos confrères, une certaine propension à surdéterminer la manière dont le projet formel d’une œuvre se donne le cinéma lui-même pour sujet. La partie sur le CinémaScope en est un exemple, parfois pertinente mais compliquant terriblement la question du rapport entre le cadre et le monde, et traçant des rapports curieux entre le format et la parole, le format et les blessures (sic). Est alors à l’œuvre une rhétorique dégagée de tout rapport sensible à l’objet-film, consistant à tracer une égalité entre des points de scénario et des choix formels quand bien même ceux-ci n’interagiraient pas véritablement. Même remarque en ce qui concerne le chapitre sur la télévision : qu’on trouve des germes de sitcom dans les comédies de Minnelli est évident, mais confondre « répétition » et « série » pour justifier la liste exhaustive de tout ce qui revient de façon cyclique dans tel film nous éclaire-t-il réellement sur son rapport au petit écran ?
Dommage, par ailleurs, qu’il abuse de formules binaires (chiasmes, paradoxes et équivalences) certes légitimées par l’enjeu récurrent, chez Minnelli, du dialogue des différences, mais qui ont tendance à se mordre la queue et à neutraliser la puissance des termes mis en regard plutôt qu’à la stimuler. C’est surtout le cas dans les textes portant sur la période « classique » – classicisme que le critique semble réduire, en gros, au relativisme du « tout s’équivaut ». Sans surprise, les textes les plus beaux portent sur les films où l’équivalence n’est plus possible, où rencontres, conflits, oppositions, sont à la fois les plus évidents et les plus douloureux : les mélodrames-charnières réalisés autour de 1960. La place à trouver dans le monde et les liens entre l’art et la vie y sont plus problématiques que jamais, la féerie y touche à son point-limite, l’expression du cinéaste y atteint des sommets, galvanisant sans doute l’exégète. Sans renoncer à son équilibre périlleux entre description, analyse et théorie, Burdeau restitue avec finesse le drame de l’écrivain incompris des deux milieux auxquels il pourrait appartenir (Comme un torrent), la tragédie des fils incarnant les deux faces d’une même pièce, issue des certitudes d’un père obsédé par le partage du monde (Celui par qui le scandale arrive), l’amertume enfin de l’esthète frivole qui, ayant appris que l’art n’est pas neutre, se voit priver de la fierté de ceux qu’il aime pour ne pas compromettre son insoupçonnable entrée dans la Résistance (Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse).
Autres pages passionnantes : celles où l’auteur analyse la comédie musicale minnellienne en tant qu’elle a arraché les numéros chantés/dansés à la convention des pures parenthèses pour les intégrer au récit et au monde. Minnelli est-il vraiment l’inventeur de cet integrated musical ? Cela reste à voir (sans doute l’est-il dans le cadre précis du musical hollywoodien, mais dès les années 1930, des films musicaux français ou allemands faisaient naître le chant au sein du récit). Peu importe : il est certain qu’il a travaillé sans répit les enjeux troubles de ce qui motive et soutient la danse (joies, peines ou oisiveté, aptitude professionnelle, talent amateur ou magie pure), de ce qui la lance à l’assaut du monde ou la fait naître en lui.
Un peu plus loin, lorsque est venu le temps d’utiliser le mot « moderne » et de l’opposer au « classicisme » auquel s’appliquaient les théories du début du livre (tout en admettant que « le “classique” n’est qu’une invention rétrospective du “moderne” »), Burdeau radicalise son approche et affirme : au fond la danse ne vise qu’elle-même, ne résout rien des affaires terrestres ; l’intégrer au récit et au monde n’était qu’une manière de mieux s’en affranchir. À ce titre, « l’aristocrate » Fred Astaire est surtout celui qui danse en ayant l’air de ne pas y toucher, sans se soucier de savoir pourquoi ; « l’athlétique » Gene Kelly, quant à lui, affirme qu’il danse et dissout la danse dans le monde, ses habitudes, ses folklores. Au risque de son déclin, évidemment (et Burdeau de reconvoquer un petit coup de CinémaScope pour emballer l’affaire…). C’est alors au tour de la comédie de reprendre en charge chez Minnelli la question de la danse : voir le jubilatoire Qu’est-ce que maman comprend à l’amour ? où, dévitalisée par son usage social, idéalisée dans son versant « primitif », elle se fraie un chemin au sein de la circulation comique dans l’espace.
Une des belles idées de l’essai consiste en effet à envisager le cinéma de Minnelli, et notamment les genres qu’il a visités, sur le mode d’un aménagement du territoire : la comédie musicale élit domicile où elle veut, projetant son théâtre dans le monde – voire puisant le théâtre au sein même du monde (le fameux « The world is a stage, the stage is a world of entertainment » de Tous en scène) ; la comédie investit la maison, où elle explore les affres de la circulation et de l’habitation (La Roulotte du plaisir allant jusqu’à faire circuler la maison elle-même) ; le mélodrame retrace la quête du foyer, c’est-à-dire d’un chez-soi symbolique davantage que matériel.
De l’aménagement du territoire au partage du sensible, il n’y a qu’un pas, et Burdeau le franchit allègrement. Mais sur l’hypothèse d’une politique de la comédie musicale, par exemple, il y avait sans doute davantage à dire que des pirouettes empruntant sans le développer le vocabulaire de Jacques Rancière. Encore une fois, ce sont les grands mélodrames marqués par les choix moraux et les mythes sociaux qui suscitent les analyses les plus pertinentes. La dimension politique des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, dont un enjeu central est le passage de la neutralité à l’engagement idéologique, est presque trop évidente, mais celle de Celui par qui le scandale arrive est plus retorse et tout aussi fondamentale : « seule la politique règne où l’on croit voir un état de nature. »
On ne sait dès lors que penser de la manière dont Burdeau, capable de convoquer le trouble dans le genre pour dire à quel point la médiocre comédie Au revoir Charlie est passée à côté des potentialités de son sujet, achève son livre en donnant une importance déterminante à un partage des sexes ambigu, davantage à l’aise avec la construction du masculin (« L’homme a besoin de traits mesurables pour se convaincre qu’il est un homme. Il n’y arrivera pas seul : il y faut la sanction de la société, l’assistance d’une épouse, d’une maîtresse, la confirmation d’un titre ou d’un pouvoir… ») qu’avec le féminin, jamais loin d’être « éternel » ; versant dans des dualismes assez navrants (« [Le couple] réunit les deux pensées : la vide et la pleine, la féminine et la masculine, la femme qui pense à autre chose et l’homme qui pense à cela. ») tout en offrant une conclusion troublante sous la forme d’une citation du cinéaste sur son penchant pour la rêverie, qui laisse dès lors à penser, sans le formuler explicitement, que Minnelli, en fin de compte, était sans doute une femme…