L’actualité est double pour ce mélodrame psychanalytique de Vincente Minnelli réalisé en 1946 : édité pour la première fois en DVD, Lame de fond doit également faire l’objet d’une reprise en salles fin novembre, ce qui multiplie d’autant plus les opportunités de découvrir cette œuvre étrange, méconnue et sous-estimée, à la croisée de Cukor et d’Hitchcock, prouvant que le réalisateur, jusqu’ici essentiellement connu pour ses musicals à succès, avait déjà bien plus qu’une corde à son arc.
En 1946, lorsque Vincente Minnelli commence le tournage de Lame de fond, il est essentiellement reconnu comme l’un des pionniers du renouvellement du musical après la vague des années 1930. Après avoir eu la témérité de ne tourner qu’avec des acteurs noirs pour son premier film (Un petit coin aux cieux en 1943), le réalisateur a rapidement croisé la route de Judy Garland et décroché quelques impressionnants succès comme Le Chant du Missouri (1944) et Yolanda et le voleur (1945). Autant dire que son incursion dans le drame psychanalytique, bien avant les chefs-d’œuvre que seront Comme un torrent, Les Ensorcelés et Celui par qui le scandale arrive, avait de quoi surprendre. Et même si cette première belle tentative n’est pas sans rappeler quelques films majeurs produits pendant la Seconde Guerre mondiale (Soupçons d’Alfred Hitchcock en 1941, Le Secret derrière la porte de Fritz Lang en 1944, Hantise de George Cukor en 1945), on sent que Lame de fond est déjà bien imprégné de ce romanesque mélancolique typiquement minnellien.
Ann Hamilton (interprétée par Katharine Hepburn) est une femme pimpante et pleine d’entrain, mais plus tout à fait une jeune fille non plus : cultivée, indépendante et séduisante, elle est dans la parfaite lignée des personnages que l’actrice a incarnés dans les films de son mentor, George Cukor. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Hepburn use (et parfois abuse au tout début du film) des tics de jeu qui lui ont permis de devenir l’une des actrices les plus adulées de la screwball comedy. Sauf que derrière l’apparente assurance de cette féministe de la première heure, se dissimule tant bien que mal la frustration de ne jamais avoir rencontré un homme à épouser. La frustration semble comblée lorsque Alan Garroway (Robert Taylor), scientifique aussi réputé que séduisant, la courtise et l’épouse, l’introduisant de fait dans la haute société. Mal à l’aise dans ce rôle très codé de femme du monde (encore une fois, l’influence de Cukor et de ses Femmes n’est pas très loin), Ann Hamilton se joue d’elle-même, trompe les apparences, consciente de ce que l’on attend d’elle sans jamais réussir à l’incarner. Mais ce trouble schizophrénique est en fait annonciateur d’un autre bien plus inquiétant : son mari, apparemment blanc comme un prince charmant, laisse progressivement éclater de multiples zones d’ombre, jetant un étrange voile sur son passé et ses liens avec son frère (Robert Mitchum).
Seule grande faiblesse du film, la composition de Robert Taylor en mari aimant finalement malveillant est sans nuance. L’acteur, probablement incapable de comprendre les enjeux de l’inconscient, est clairement maladroit dès qu’il s’agit de rendre crédible la duplicité maladive de son personnage. Bien heureusement, Minnelli surpasse cette limite (qui aurait pu être très handicapante puisque l’enjeu du film tourne autour du personnage-clé) en donnant à cette histoire une véritable profondeur de champ, une dimension bouleversante grâce à sa maîtrise évidente de l’espace. Travaillant chaque cadre, chaque jeu de lumière (que de belles ombres portées pour traduire la duplicité de ses personnages !), il laisse la part inquiétante d’Alan Garroway contaminer progressivement chaque plan. Et au lieu de miser sur une composition inspirée de Taylor, le réalisateur va préférer traquer le doute sur le visage d’Hepburn (vraiment excellente, surtout dans la seconde partie du film) pour construire fébrilement un pont entre le conscient et l’inconscient. Le retour du refoulé devient la colonne vertébrale du film au point de donner au très beau titre de celui-ci tout son sens allégorique. D’inspiration clairement psychanalytique (comme beaucoup d’œuvres produites à Hollywood pendant cette période), Lame de fond est le troublant cheminement d’une femme vers sa conscience et sa vérité.