Probablement considéré à juste titre comme le plus grand film de Vincente Minnelli, Les Ensorcelés est surtout une magnifique peinture d’Hollywood : trahison, déchéance et manipulation sont au centre de cet exercice de style d’une grande virtuosité, servi par des acteurs au sommet, Lana Turner en tête.
Harry Pebel, Georgia Lorrison et Fred Amiel ont tous trois deux gros points communs : avoir réussi dans l’univers impitoyable d’Hollywood et avoir longuement côtoyé Jonathan Shields (Kirk Douglas), producteur mégalo, impitoyable, redouté puis déchu, à qui ils doivent une partie non négligeable de leur réussite. Les années ont passé et l’amertume nourrie par les trahisons successives a définitivement pris le pas sur tout autre sentiment. Alors sollicité pour collaborer de nouveau avec l’homme maudit du septième art, chacun va se remémorer – par le biais de trois longs flash-backs successifs – l’ensemble des événements qui ont causé cette irrémédiable rupture.
Si les films entièrement construits en flash-backs se répandent de plus en plus au début des années 1950, notamment grâce à Joseph L. Mankiewicz qui en a fait l’une de ses marques de fabrique par le biais de trois films remarquables (Chaînes conjugales en 1949, Eve en 1950, La Comtesse aux pieds nus en 1954), une certaine linéarité du récit continue de rassurer le public et donc les producteurs. Une fois n’est pas coutume, certains metteurs en scène font véritablement figures de précurseurs (Orson Welles avec Citizen Kane en 1940, Otto Preminger avec Laura en 1944) en tentant de dynamiter les codes. Mais ici, c’est la question de la subjectivité – tout comme dans Chaînes conjugales ou plus tard dans Les Girls de George Cukor (1957) – qui sert de fil conducteur à la cohabitation de ces trois témoignages, censés se compléter pour rendre moins fragmentaire la vision que le spectateur aura de Jonathan Shields.
Figure de grandeur, source de haine comme de fascination (d’où le titre original, bien plus représentatif, The Bad and the Beautiful), ce personnage de producteur manipulateur, n’existe qu’à travers la représentation que s’en font ses trois anciens partenaires. Selon le même schéma, chacun – du réalisateur à l’écrivain en passant par l’actrice – va revivre successivement la rencontre, l’apothéose puis la dégradation d’une relation qui les a pourtant amenés au sommet de la gloire. Ce n’est donc pas sans une certaine mélancolie que Vincente Minnelli dépeint l’univers impitoyable d’Hollywood qui fabrique aussi vite qu’il brise les objets d’adoration. Au centre du film, le personnage de Georgia Larrison est certainement le plus réussi. Inspirée de Diana Barrymore, fille de l’acteur John Barrymore, ce personnage est interprété avec une justesse déconcertante par la mésestimée Lana Turner. Actrice fragile malmenée par les hommes, elle est le pendant probable d’une Judy Garland à laquelle le réalisateur fut marié et annonce – en filigrane – le personnage que Lana Turner incarnera quelques années plus tard dans Mirage de la vie de Douglas Sirk.
Alors qu’en 1952, Hollywood est en plein âge d’or, Vincente Minnelli, oscarisé à plusieurs reprises, n’hésite pas à dynamiter une représentation complètement idéalisée du star-system. Du producteur qui n’hésite pas à répéter inlassablement son ambition de faire des recettes au mépris de la reconnaissance artistique à l’humiliation subie par ceux qui s’investissent trop personnellement dans des projets trop grands pour eux, l’industrie cinématographique la plus puissante au monde n’a visiblement rien du formidable terrain de jeu que certains se plaisent à imaginer : le suicide, l’alcool, l’adultère et la mort jalonnent sans effet de surdramatisation le quotidien de chacun.
Enfin, Les Ensorcelés est une admirable démonstration du savoir-faire de Vincente Minnelli au niveau dramatique et cinématographique. Lui qui n’a pas toujours cherché la facilité (en réalisant par exemple pour son premier film, une comédie musicale entièrement jouée par des acteurs noirs, Un petit coin aux Cieux en 1944) et qui a su faire preuve de brio dans des genres très différents (la comédie musicale, le drame ou même la comédie avec l’excellent mais méconnu Qu’est-ce que maman comprend à l’amour ?), Minnelli n’hésite pas à mêler l’ironie virtuose à une émotion plus retenue, tout en composant de véritables tableaux où il célèbre inlassablement le cinéma comme art du faux. Une belle manière de déclarer son amour.