« That’s impossible ». C’est ce qu’affirme un policier témoin du saut spectaculaire que vient d’effectuer un agent de la Matrice sous ses yeux médusés. Dans la trilogie Matrix, les potentialités offertes par le cinéma numérique et la virtualité d’un monde initialement présenté comme réel amènent en effet Trinity et l’agent qui la poursuit à y réaliser l’impossible. C’est que dans ce virtuel matriciel, l’impossible à l’origine de la stupéfaction du policier n’est que provisoire. Gilles Deleuze puis Pierre Lévy ont successivement défini le virtuel comme un champ sans limitation, en opposition aux possibles du réel prédéterminés par ses conditions. Si cette définition se destine d’abord (chez Deleuze notamment) à un virtuel conceptuel non visible et informel, le cap tracé par les trois films des Wachowski est d’envisager en premier lieu la virtualisation de la Matrice selon les possibles réalisables et prédéterminés par les limitations de la réalité (par exemple la portée possible d’un saut), pour mieux s’ouvrir ensuite à un ensemble de problèmes inenvisagés et continuellement réactualisés.
Vingt après la sortie en France du premier Matrix, cette actualisation par le numérique des propriétés du monde réel nous amène à nous poser la question de son héritage dans le cinéma contemporain : ces brèches virtuelles ouvertes par la trilogie des Wachowski ont-elles été investies par ses héritiers proclamés ?
Briser la glace
Les films et les cinéastes sont nombreux, depuis la sortie du premier film, à s’inscrire dans le sillage de la trilogie. Sur le versant informatique et ludique par exemple, la circulation du signal électrique dans Hacker de Michael Mann ou la cohabitation entre réalité et simulation dans Ready Player One de Steven Spielberg viennent en reformuler les prouesses techniques initiales (cf. notre analyse). Quand ce n’est pas Zack Snyder qui en reproduit directement l’univers fictif peuplé d’avatars fantasmés dans Sucker Punch, les sagas Underworld ou Resident Evil reprennent quant à elles le look techno-cuir des figures de Matrix. La liste est longue et pourrait s’étendre des blockbusters de Luc Besson au jeu vidéo, en passant par les poses érotiques et fétichistes de Bayonetta et les ralentis spectaculaires de Max Payne. En élargissant ce corpus aux films de super-héros, pour la plupart adaptés de comics ayant déjà été une source d’inspiration pour les Wachowski, les combats de Man of Steel ou les portails magiques de Doctor Strange font écho à l’affrontement final de Matrix Revolutions ou aux téléportations de Matrix Reloaded. Plus intéressant est le cas des adaptations ou remakes d’œuvres ayant influencé Matrix qui, à leur tour, s’inspirent de la trilogie et nourrissent ainsi une perspective dynamique de la notion d’héritage.
C’est le cas de l’anime de Mamoru Oshii Ghost in the Shell et de son remake réalisé par Rupert Sanders. Outre la filiation manifeste entre le Ghost in the Shell originel et la trilogie Matrix, il faut voir le Major traverser simplement une vitre dans l’anime puis dans son remake pour mesurer à quel point les effets de signature de Matrix (le ralenti) et ses motifs (des vitres brisées ou des cascades sur les murs) ont pu innerver la mise en scène et le découpage d’une même séquence (images ci-dessus). Dans la première scène de l’anime d’Oshii, le Major fracasse sèchement une vitre derrière deux politiciens corrompus en pleine conversation. Invisible, le Major exécute sa cible par surprise puis repart après quelques secondes seulement, échappant aux soldats qui tirent vainement dans le vide. La même séquence dans le remake de 2017 s’oppose en tout point à l’original. Celle-ci voit d’abord le Major tirer de l’extérieur sur les soldats et les avertir par là de sa présence avant même son entrée en scène. Le Major, incarné par Scarlett Johansson, est alors exhibée en train de traverser lentement une vitre. Le ralentissement de la séquence rallonge ce surgissement et vient iconiser son impact sur la matière, le verre brisé se confondant avec son corps partiellement invisible. La suite de la scène se résume à une série de plans moyens, parfois ralentis, parfois non, agrémentée d’un seul plan vertical. Cette séquence illustre la limite récurrente des films sus-cités, qui reprennent frontalement les effets de la trilogie sans tenter d’en actualiser ou d’en reformuler pleinement les propriétés : la cassure d’une vitre ne connaît ici pour seule justification que la reproduction d’un effet déjà identifié, en l’occurrence le bullet-time.
Dans Matrix, briser une vitre implique au contraire une évolution de l’appréhension des corps et de l’espace. Dans le premier film, le plongeon de Trinity lors de la course-poursuite initiale est par exemple précédé d’une série de volets et de raccords latéraux dans l’axe, d’un travelling avant qui suit sa course puis d’une contre-plongée montrant son corps lors de sa propulsion. Après son plongeon, le retour de la gravité est quant à lui marqué par la brutalité d’une coupe et d’un rapide plan vertical signifiant son passage dans un nouveau lieu. À la fin de Matrix Reloaded, la chute emblématique de Trinity depuis un immeuble s’accompagne également d’une série de plans et de raccords remodelant l’action au fil de la scène (images ci-dessus). Face à l’immeuble, la caméra se retourne et vient se positionner dans un axe opposé à son point de départ. La suite de la séquence, ponctuée par l’envol de Neo après son échange avec l’Architecte, multiplie les angles horizontaux ou verticaux et intensifie le quadrillage déjà présent dans l’environnement urbain. Ici, la dynamisation des lignes du décor retranscrit l’imprévisibilité dans laquelle la Matrice vient d’entrer après le choix inédit effectué par Neo, qui a pris la décision de sauver Trinity plutôt que l’humanité. De ces multiples façons de retranscrire la vitesse et la traversée d’une figure dans un espace réactualisé, Ghost in the Shell de Rupert Sanders n’a donc conservé que la fracassante entrée en scène.
De l’autre côté du miroir
Dans la trilogie Matrix, passer à travers une vitre vient plutôt initier une traversée du miroir. La traversée des espaces redouble les passages incessants effectués entre la Matrice et le monde, a priori réel, où l’humanité est réduite à des corps-batteries exploités par les machines ou à une poignée de résistants reclus dans la cité souterraine de Zion. Dans cette circulation ininterrompue entre le monde virtuel, semblable au nôtre, et le monde réel prenant la forme d’une dystopie proche de la saga Terminator, les Matrix des soeurs Wachowski ont introduit une idée qui mettra du temps à être acceptée dans le cinéma numérique : réel et virtuel forment un tout indissociable. Sorti en 2010, Tron : L’héritage de Joseph Kosinski investit cette idée et présente, lors de sa séquence d’ouverture, un virtuel reproduisant les lignes du monde réel. Le premier film Tron de Steven Lisberger, sorti en 1982 et auquel L’héritage fait suite, s’ouvrait déjà sur un espace numérique composé de lignes et de points. Une carte digitale laissait place, en surimpression, à un plan d’extérieur présentant une salle d’arcade : la route de ce plan urbain épousait les lignes des circuits électriques tandis que les phares des voitures en redoublaient les points lumineux (images ci-dessous). Le film de Kosinski s’ouvre quant à lui sur une ligne progressant au sein d’un quadrillage, sur fond noir, qui s’accompagne d’autres dessinant un paysage urbain filmé en plongée. Les images en prises de vue réelles s’y juxtaposent et un panoramique vertical dévoile les immeubles où apparaît le titre du film, non sans rappeler les grattes-ciel et les plongées vertigineuses de l’introduction de Matrix Revolutions (images ci-dessous).
Ces deux ouvertures annoncent ainsi, à la manière de la trilogie des Wachowski, la promesse d’un virtuel ontologiquement lié au réel. Dans le cas de Tron : L’héritage, le monde virtuel duquel Sam Flynn tente de s’échapper se révèle pourtant coupé du monde extérieur. Si les programmes malveillants qui y règnent tentent de remonter à la surface dans l’espoir de détruire l’humanité, ces derniers peinent à se frayer un chemin hors du système alors que le monde, en tant que réalité informatisée de toutes parts, est déjà régi par une masse importante de programmes. Dans le premier film, le réseau informatique d’ENCOM dans lequel était projeté Kevin Flynn s’avérait néanmoins lié à la réalité, les programmes prenant par exemple l’apparence de leurs concepteurs tandis que la chute du programme principal entraînait à la surface la chute du PDG d’ENCOM. En suivant le modèle du premier Tron, la trilogie Matrix a reformulé de manière analogue cette interdépendance du virtuel avec le réel par le prisme d’une survie des humains rendue possible par la victoire de Neo sur l’Agent Smith à l’intérieur de la Matrice, lui permettant de négocier la paix avec les machines. C’est là que Tron : L’héritage se montre problématique. En reproduisant l’ouverture numérique du premier film sans pour autant proposer un monde virtuel dépendant du réel et inversement – allant jusqu’à devenir une prison totalitaire et isolée –, le film de Kosinski réduit les lignes de son introduction au simple clin d’œil, manquant de formuler ce que Matrix avait su développer. Il n’est pas anodin que ce monde virtuel soit accessible par l’intermédiaire d’une vieille console poussiéreuse, planquée au fond d’une salle d’arcade fleurant bon la nostalgie : ce monde virtuel daté et obsolète ne repose que sur les idées proposées par le premier film, simplement modernisées en surface (la console poussiéreuse est paradoxalement tactile). Il est dès lors tout à fait normal que les aventures périlleuses vécues par Kevin Flynn dans Tron : L’héritage n’aient pour conséquences que sa décision de reprendre la direction d’ENCOM et l’apparition de Quorra dans le monde réel, le programme à l’apparence féminine dont il s’est entiché durant sa quête. En bon fils prodigue, Kevin finit ainsi par reprendre les rênes d’une entreprise à laquelle il était, de par son héritage, destiné dès le départ. De sorte que le legs du premier film se révèle seulement pécuniaire. Le dernier plan, où Kevin roule à moto dans les bras de Quorra vient confirmer cette tendance : loin de l’entrelacement promis par l’introduction, le numérique n’est ici qu’un univers transitoire permettant l’accomplissement d’une destinée dans le vrai monde, loin du virtuel.
Une place au soleil
Zero Theorem de Terry Gilliam, aussi inégal soit-il, vient proposer un contrepoint intéressant à Tron : L’Héritage. Le motif de la prison étant déjà omniprésent dans la plupart des films de Gilliam, qui prennent place dans des sociétés dystopiques, le monde virtuel y apparaît comme une potentielle issue de secours. Au même titre que Neo, d’abord esclave du système puis amené à se révolter contre celui-ci, Qohen, en tant qu’employé d’une grande compagnie pour laquelle il est chargé de trouver une formule numérique qui révélerait le sens de l’univers, passe ainsi du réel au virtuel à maintes reprises. Dans un versant plus solitaire et grotesque que la rébellion collective et exaltée de Matrix, Qohen y envisage la fuite d’une société orwellienne par le biais du virtuel aux côtés d’une call-girl prénommée Bainsley. Sur le site internet de la jeune femme, l’informaticien solitaire découvre un pastiche de site érotique grâce auquel il se retrouve téléporté dans un monde idyllique : une plage paradisiaque bordée de palmiers, baignant dans un sublime coucher de soleil. Chauve et isolé dans le monde réel, Qohen y retrouve sa chevelure et partage un pique-nique avec l’avatar de Bainsley. Cette idylle volontairement paradisiaque et artificielle revient ensuite à plusieurs reprises dans le film. Lorsque Qohen détruit finalement l’ordinateur central de l’entreprise, symbole du monde technocratique et boursier auquel il était jusqu’à présent asservi, l’informaticien pénètre un trou noir, figurant son passage dans le monde virtuel préalablement évoqué. La lumière qui émane de ce trou noir (image ci-dessous à gauche) nous raccorde alors à l’île numérique, où Qohen se retrouve cette fois-ci chauve, nu et esseulé. Conscient des possibilités qui s’offrent à lui dans cet espace virtualisé, Qohen commence à jouer avec un ballon de plage avant de prendre, en bon architecte du virtuel ayant retrouvé son âme d’enfance, le soleil dans ses mains pour l’aider à se coucher (image ci-dessous à droite). Le monde virtuel n’est alors plus l’équivalent d’un jardin d’Eden figé et paradisiaque, mais se révèle comme autre réalité que Qohen peut librement façonner.
Il faut maintenant voir la fin de Zero Theorem au regard de la celle de Matrix Revolutions. À l’issue de la trilogie, la Matrice s’est ouverte au monde extérieur et les humains qui souhaitent la quitter en ont désormais la possibilité. C’est paradoxalement à ce moment que la Matrice n’a jamais semblé aussi désirable et humaine. En concevant un resplendissant coucher de soleil en l’honneur de Neo, le jeune programme Sati s’y révèle capable de générer des formes, de modifier les couleurs, en somme de composer dans un monde virtuel propice à la création. La dernière image de la trilogie est donc celle d’une Matrice aux couleurs chatoyantes. Le vert ne provient plus d’un filtre mais de la végétation d’un parc et la grisaille a disparu au profit d’un ciel multicolore et aquarellé. À ce titre, Matrix Revolutions et Zero Theorem se referment sur une même image numérique façonnable par l’homme ou par le programme. C’est en cela que Matrix fut une révolution. En reformulant plastiquement les propriétés du réel et en reconsidérant le virtuel, intrinsèquement lié à ce dernier, comme un monde où l’impossible est sans cesse redéfini, Matrix et ses suites ont donné naissance à un cinéma numérique ouvert à la croyance.