« Matrix, c’est un peu le film sur la Matrice qu’aurait pu fabriquer la Matrice ». C’est par cette formule que Jean Baudrillard résumait son sentiment, en 2003, sur le premier volet de la trilogie Matrix, et c’est ainsi que l’on pourrait décrire le mouvement inaugural de Resurrections. À travers une mise en abyme particulièrement retorse, la Matrice a intégré la trilogie des Wachowski au sein même de la simulation. Les films sont désignés comme des jeux vidéo cultes qu’aurait développé Thomas Anderson (Keanu Reeves), lequel ne parvient plus à savoir si les images de la trilogie proviennent ou non de sa véritable mémoire (des fragments des premiers Matrix surgissent dans les plis du montage). Le game designer, dépressif et en pleine crise existentielle, se voit chargé de réaliser un quatrième épisode, accompagné d’une équipe de pubards décérébrés qui n’ont retenu de la saga que quelques traits bien connus : mindfuck intello, bullet time, pop philosophie et scènes d’actions virevoltantes. Le postulat est profondément roublard, par exemple dans la manière dont le studio Warner, producteur et distributeur de la franchise, est désigné comme le commanditaire du revival. Ce faisant, le film ambitionne de faire tomber les murs de la fiction, d’égratigner le mythe Matrix et d’en ébranler ses fondations au détour notamment d’une scène clipesque assez gênante (un brainstorming grotesque sur « White Rabbit » des Jefferson Airplane). Resurrections n’est de fait jamais tendre avec les précédents films, tant il désamorce la portée des moments de bravoure qu’il revisite. Lorsque le nouveau Morpheus (Yahya Abdul-Mateen II) fait la rencontre de Neo et répète les premiers mots de Laurence Fishburne (« At Last ! »), la réplique est la même, mais le cadre a changé : dans le premier film, le personnage se retournait vers l’Élu sur le grondement d’un éclair, tandis qu’ici, il se regarde dans le miroir des sanitaires en train de mimer la scène, costume orange sur les épaules et sourire en coin.
Mais pourquoi rejouer la trilogie Matrix avec une telle légèreté ? Sans doute, d’abord, pour l’envisager comme un terrain de jeu qu’il est possible de réinvestir sans complexe (à l’image de la rencontre entre Morpheus et Neo, Resurrections a parfois l’air d’une fanfiction aux contours camp), mais aussi, voire surtout, pour corriger certaines interprétations que la trilogie a pu alimenter au fil des années, afin de se réapproprier ce qui n’aura cessé d’être détourné. Si l’héritage esthétique de Matrix s’est avéré contrasté, les films ont aussi inspiré des mouvements sociaux particulièrement hétérogènes, nourrissant à la fois des relectures queer et masculinistes (cf. la mouvance « Red Pill » qui sévit outre-Atlantique). Les enjeux socio-politiques semblent dès lors excéder les innovations techniques qui ont fait le miel de la première trilogie, auxquelles Resurrections prête in fine peu attention. Pour retrouver cette veine laborantine, il faudrait plutôt se tourner vers Matrix Awakens, séquence interactive sortie en amont du film et réalisée sur la dernière version du moteur de jeux vidéo Unreal Engine : la démo technique, sidérante, postule que l’invention numérique se jouerait de nos jours davantage dans le champ vidéoludique qu’au cinéma. Il n’est pas interdit d’y voir une sorte d’aveu : « Maybe this is not the story we think it is », nous annonce-t-on au début de Resurrections.
Autodestruction
Déroutant, ce détournement des scènes célèbres du premier film (la découverte du « Construct », le duel entre Neo et Morpheus, le premier envol raté de l’Élu : elles sont toutes là, dans une version systématiquement remaniée) produit des séquences pouvant prendre de court par leur légèreté et leurs atours quasi parodiques (cf. les retrouvailles entre Neo et Trinity, dignes d’un mauvais soap). À d’autres moments, la dimension méta du film se révèle bien plus féconde, lorsque la mise en abyme consiste par exemple à réinvestir l’interpénétration des espaces introduite dans Reloaded. Dans l’ouverture, un rejeu quasiment plan par plan du début du premier film propose ainsi de revisiter la mythologie Matrix en suivant le parcours de Bugs, qui traverse une reproduction dysfonctionnelle de la saga (il s’agit d’un programme vidéoludique, soit d’une Matrice dans la Matrice, où entre autres Trinity n’est pas incarnée par Carrie-Anne Moss). Après avoir croisé la route d’un Morpheus clownesque dans l’appartement de Neo, elle passe de porte en porte et de scène en scène comme une spectatrice-joueuse infiltrée dans la matière même d’un film interactif désaxé. À son meilleur, Resurrections spatialise de la sorte le rapport conflictuel que ses figures entretiennent avec les images de la trilogie. Au moment d’extraire une fois de plus Neo de la simulation, Morpheus le confronte à un choix (celui de la pilule) dans un vieux théâtre, tandis que sur une toile déchirée à l’arrière-plan sont projetées des images du premier film. Neo se tient alors au cœur de la brèche, comme un revenant arraché aux ruines vieillissantes de la trilogie : désormais, quitter la Matrice implique non plus de traverser un miroir mais un écran en lambeaux. Assez réussie, la séquence ne s’arrête pas là, puisque le mouvement d’extraction apparaît ensuite plus périlleux que dans le premier volet. Une fois repérée par des agents, la troupe de rebelles retourne dans le wagon d’un train depuis lequel elle avait surgit. Un missile traverse l’écran de cinéma puis fait exploser une partie du véhicule, donnant lieu à une scène d’action abrasive, l’une des rares du film qui se révèle relativement accomplie – le reste du temps, ce pan de la mise en scène, central dans la trilogie et surtout dans son meilleur volet, Reloaded, déçoit grandement.
Un autre horizon se dévoile à mesure que le film s’éloigne du détournement de la trilogie originelle : la constitution d’un collectif, dans le prolongement direct de ce que développait la série Sense8. Avant de revenir plus en détail sur ce qu’implique formellement un tel revirement, il faut évoquer une scène centrale, qui prend place après que la troupe accompagnant Neo a fait escale dans la nouvelle version de Zion, baptisée Io. Le groupe de rebelles se téléporte dans une chambre d’hôtel, puis pénètre un hangar désaffecté. Surgit alors le nouvel Agent Smith (Jonathan Groff), annonçant le rejeu du combat sur lequel s’achevait le premier Matrix. Apparaissent ensuite des mercenaires au style vestimentaire improbable, dirigés par un Mérovingien (Lambert Wilson) grimé en clochard réactionnaire. Mis en scène par-dessus la jambe, l’affrontement qui suit se révèle symptomatique des limites d’un film qui, en chassant deux lapins blancs en même temps, peine à opérer la greffe entre Matrix et Sense8, dans un entre-deux pas aussi stimulant qu’espéré. Maladroite, la séquence rejoue sur un mode mineur le duel célèbre du premier film et, dans le même temps, met l’accent sur la formation d’un groupe, constitué de personnages secondaires qui ont conscience de leur statut dans la fiction et tentent de survivre au programme annoncé (leur sacrifice au profit de la mission dont Neo est investi). Il n’est bien sûr pas anodin que la troupe qui accompagne Keanu Reeves soit en partie constituée du casting de Sense8 (Eréndira Ibarra, Brian J. Smith, Max Riemelt, Toby Onwumere), ou encore que l’Agent Smith évoque, dans ses apparitions, les Whispers du BPO, l’agence qui traquait les sensates dans la série des Wachowski. Amor Vincit Omnia, le dernier épisode de Sense8 diffusé sous la forme d’un film de 2h30, permet de saisir ce qui se déploie peu à peu au fil de Resurrections. Dans ce finale opératique, proche de la polyphonie musicale de Cloud Atlas, le recours au montage parallèle, lié au pouvoir des sensates (interagir les uns avec les autres sans qu’ils et elles soient nécessairement au même endroit), structurait un film de braquage aussi fragmenté qu’homogène : le casse, mené collectivement afin de sauver un sensate en mauvaise posture, nécessitait une pleine synchronisation des mouvements, par-delà les nombreuses coupes d’un montage pourtant omniprésent. À la fin de l’épisode, des images de making of montraient Lana Wachowski rejoindre la fête organisée par ses personnages sur un étage de la tour Eiffel. Ces dernières images achevaient de faire de la série un manifeste méta, dont le tournage lui-même participait à la fondation d’une utopie collective en faveur de la diversité.
L’arc-en-ciel
À bien y regarder, Resurrections explicite la grande métaphore que portaient en eux les premiers films, à savoir l’esquisse d’un monde ouvert et inclusif, où chacun et chacune aurait sa place, en opposition au système fermé, rigide, inflexible que représentaient la Matrice et son Architecte. Or, cette clarification revient au fond à confirmer ce qui était déjà mis en scène dans la trilogie (la lutte entre la verticalité du pouvoir et une horizontalité égalitaire, l’élasticité progressive du code rigide de la matrice, le passage de la ligne à des mouvements rotatifs, etc.). Il en va ainsi, exemplairement, de l’hypothétique Matrice aux couleurs de l’arc-en-ciel, peinturlurée dans le ciel du dernier plan de Revolutions, ici seulement évoquée au détour d’un dialogue comme un objectif qu’il reste encore à accomplir (quand bien même la palette chromatique toute entière du film évoquerait, justement, les couleurs de l’arc-en-ciel). En creusant un sillon beaucoup trop littéral, la mise en scène de Resurrections propose pour cela d’indexer les motifs récurrents de la saga à la forme rayonnante, plus légère mais aussi moins captivante, de la série Sense8. Il s’agit maintenant de fondre les plans et les séquences dans une logique de flux transitif, à l’aide de champs-contrechamps ou de travelings circulaires qui visent à multiplier les points de vue. Mentionnons à titre d’exemple le sauvetage de Trinity, au cours duquel l’on suit plusieurs personnages situés dans quatre lieux différents. La Matrice, le vaisseau, la cité des machines ou encore la simulation dans laquelle Sati regarde l’action s’imprimer à la surface d’une source d’eau : chaque espace semble se fondre dans un mouvement commun par une sensation de liquidité et d’égalisation. Le recours récurrent à la longue focale vient dans cette optique « mettre à plat » les images pour mieux les lier en un ensemble fluidifié mais, hélas, dénué d’aspérités.
C’est à l’aune de ce léger changement de cap, déjà vu pour qui suit avec attention le cinéma des Wachowski (Resurrections synthétisant, de manière sans doute trop condensée et expéditive, le trajet entrepris par ces dernières depuis Revolutions), que l’on peut comprendre l’horizon modeste de ce nouveau Matrix, plus léger que prévu tout en étant visiblement conscient de ne pas jouer dans la même cour que ses aînés. Si la réunion d’actrices et d’acteurs venus « jouer avec Lana », sur laquelle repose le film, a de quoi émouvoir et s’inscrit de manière tout à fait cohérente dans la filmographie récente des Wachowski, on peut aussi regretter qu’elle se déploie au sein d’une forme sans grand éclat. En résulte une superproduction sans doute inédite à l’échelle du cinéma hollywoodien : une montagne refusant délibérément l’appel de la grande forme pour accoucher, fièrement, d’une souris.