Belle fête de clôture hier à la Villa Critikat, les dernières bouteilles de mousseux (Clairette de Die et Crémant d’Alsace) sont parties, ne reste même plus le moindre gâteau sec, tout le monde a apprécié son précieux effet éponge. C’est samedi, on croirait que c’est fini. Mais non. On éprouve même une certaine appétence pour le nouveau film de Jeff Nichols (Mud), en compétition aujourd’hui, a priori davantage que pour celui d’Im Sang-soo (L’Ivresse de l’argent). Puis suivra le palmarès avant que le grand raout ne se défasse. À ce sujet, la question ne se pose pas pour la récompense suprême : Holy Motors. Allez, cher Nanni, pas de blague. Bon, et puis, le palmarès, on s’en fout un peu, non ? Ce n’est donc pas fini ; dans une sorte de zoom arrière de grande ampleur, le cinéma va redevenir autre chose que ce gros plan fixé sur Cannes pendant une dizaine de jours. Bref, ça commence, ou disons, ça recommence.
Un festival est comme une sorte de très long film, celui de cette année comporte quelques grandes scènes, et beaucoup de creux – qui auraient pu être coupés au montage. Et dans ce film-fleuve, il y a les rencontres entre des séquences éparses ; la plus saisissante cette année étant sans aucun doute celle des limousines blanches dans lesquelles sont embarqués les personnages de Holy Motors et Cosmopolis. Avant que le personnage principal du Cronenberg ne pose la question, Carax avait déjà répondu : « Où vont les limousines la nuit ? » Dans cette édition, il était difficile pour quiconque de passer après Carax, d’autant que l’auteur de La Mouche propose une œuvre qui n’est en rien ce qu’elle semblait promettre : le retour du cinéaste à la violence explicite, à la chair, aux entrailles grouillantes… Cosmopolis, adaptation du roman de Don DeLillo, c’est en quelque sorte la suite d’A Dangerous Method, avec une ellipse de cent ans. Son film précédent se terminait en 1913, après une mise en scène de la parole et de corps corsetés par l’ordre moral. La violence du XXe siècle s’apprêtait à se déchaîner.
Cosmopolis se situe donc à la fin d’un autre paradigme, celui de l’ère du capitalisme financier – ouvert en 1914 ? Une limousine coupée du monde, totalement insonorisée, à tel point que ce monde semble muet alors qu’il reprend la parole. Un intérieur ultra-technologique, règne de la froideur digitale, contient Packer (Robert Pattinson), qui déambule dans les rues de New York en proie à l’insurrection. Quand Denis Lavant incarne onze personnages qu’il modèle depuis l’intérieur de sa limousine-loge, dans Cosmopolis, l’habitacle du véhicule contient à peine un personnage, dans la mesure où ce dernier s’apprête à être avalé par un monde dont il ne sera plus le prince omnipotent. Il fait corps avec une limousine qui n’est rien d’autre qu’une extension de lui-même : froid, lisse, impénétrable. Avec ses deux derniers films, Cronenberg propose un cinéma doté d’une grande tension entre intériorité et extériorité, avec l’épiderme comme interface et surface. Accueilli sans enthousiasme lors de sa projection, Cosmopolis est pourtant une belle œuvre sur un corps qui se questionne. Le seul moyen pour se prouver qu’il existe bien est de se trouer la peau. Comme pour se sortir d’un mauvais rêve qui durerait depuis quelque chose comme un siècle.