Que ce soit dans Le Secret de la chambre noire, Avant que nous disparaissions ou Creepy, les maisons recèlent toutes de monstrueux secrets au cœur de banlieues paisibles. À n’en pas douter, Kiyoshi Kurosawa vient de réaliser une trilogie passionnante sur les inquiétants décalages entre l’intérieur et l’extérieur, entre le visible et l’invisible. Après avoir exploré le film de fantômes et le film d’extraterrestre, le cinéaste s’attaque dans Creepy à un troisième genre : celui du thriller dans la lignée de Memories of Murder, du Silence des agneaux et de Seven. Takakura, un ancien policier devenu professeur spécialisé en psychologie criminelle, enquête sur un probable meurtre en série, trois personnes d’une même famille ayant disparu de manière inexplicable plusieurs années auparavant. En parallèle, Takakura et son épouse Yasuko emménagent dans une petite ville tranquille et rencontrent Nishino, leur nouveau voisin étrangement asocial. La première réussite du film est ainsi d’entrelacer patiemment l’intrigue policière et la vie privée du couple qui se font étrangement écho. Les trois disparus se cachaient pour passer des coups de fil à un même inconnu ; Yasuko, justement, commence à faire de même. Autre signe inquiétant, la disposition en équerre de la maison des disparus avec celle de leurs voisins est identique à celle des maisons de Takakura et de Nishino. Par ces effets de miroir, le film laisse présager le pire au spectateur, sans lui expliquer non plus tout de suite la nature exacte du danger qui guette Takakura. C’est précisément cela qui terrifie au départ : le spectacle d’une emprise invisible, semblant agir comme un envoûtement. L’angoisse repose donc d’abord sur le mystère, l’ellipse — qu’est-il arrivé exactement aux trois disparus ? Quelle relation exacte se tisse donc entre Yasuko et son voisin ? Le récit se truffe de trappes et de trous tandis qu’une toile translucide englue le couple à leur insu.
Un monstre formidable
Si les mécanismes de l’horreur demeurent mystérieux, le spectateur ne s’interroge pas bien longtemps sur l’identité du criminel. Là n’est pas l’enjeu. Au contraire, il s’agit de tout de suite nous intéresser à cet incroyable personnage de monstre, au sens premier du terme : un individu qui sort de l’ordinaire et nous étonne au point de devenir spectaculaire. Nishino est en effet un formidable personnage de criminel qui tient plus de la tique ou de l’araignée que de l’être humain. Dès sa première apparition, l’étrange voisin se comporte comme un animal : d’abord méfiant à l’égard de Yasuko venue lui apporter des chocolats, l’individu se jette ensuite sur ce qui l’intéresse (les sucreries et le chien du couple) sans égards ni précautions. En parasite avide, il s’incruste ensuite à dîner, gagne la confiance du chien, et bientôt celle de l’épouse. Le personnage surprend très vite par sa totale absence de savoir-vivre ou de valeur morale — un véritable alien. Il devient ainsi le double des extraterrestres d’Avant que nous disparaissions, lui qui effraie aussi du fait de son incroyable absence d’humanité. Comme dans Avant que nous disparaissions, celle-ci se manifeste par la manière dont il porte atteinte à la notion de famille. Capable d’obliger un enfant à tuer sa propre mère, il se contente aisément d’une fausse famille complètement déglinguée, reconstituée à partir du pillage de celle des autres. Son modus operandi en est la parfaite expression : les corps assassinés sont littéralement emballés sous vide, leur chairs se retrouvant soudainement comprimées dans un étroit carcan de plastique. Creepy est ainsi un film glaçant sur le vampirisme, où un individu ordinaire s’approprie littéralement les êtres, jusqu’à la simple atmosphère qui les entoure.
La demeure du vampire
Nishino n’a donc de l’humanité que l’apparence. C’est un comédien plutôt mauvais, jouant par moments au parfait voisin et père de famille. Cette opposition entre la surface et la profondeur, le paraître et l’être, le mensonge et la vérité se retrouve jusque dans la mise en scène des lieux, à la fois lourde symboliquement mais passionnante. À l’université, Takakura évolue à travers des espaces vitrés et absolument transparents ; sa maison lumineuse possède de larges fenêtres. À ces lieux symboles de vérité s’oppose bien sûr la maison de Nishino et ses intérieurs réduits, ses couleurs glauques et verdâtres, son éclairage agonisant. Mieux encore, la maison du criminel s’avère aussi retorse que son personnage, pleine de trappes et de portes coulissantes. Plus que jamais, les lieux ont ici une importance fondamentale. Ainsi l’intrication des deux maisons symbolise à elle seule l’effroyable vampirisme dont sont victimes les personnages. Peintre virtuose des atmosphères, Kurosawa s’avère donc aussi un excellent cinéaste architecte, renouvelant avec bonheur le topos de la maison des horreurs.