Sur la surface glacée d’une photographie, qu’est-ce qui différencie les vivants des morts ? Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa explorait cette question en faisant du champ cinématographique un espace de confusion entre la vie et la mort, où le spectre du défunt Yusuke évoluait incognito parmi les hommes pour accompagner sa jeune épouse. Le Secret de la chambre noire creuse ce même sillon en explicitant encore plus son propos « méta » : les daguerréotypes géants du photographe Stéphane Hégray (Olivier Gourmet) enferment dans le brouillard de leurs plaques argentiques « l’être même » des sujets – c’est du moins le projet de cet artiste ambitieux qui préfère photographier sa fille Marie (Constance Rousseau) sur des temps de pose démesurément longs, plutôt que de revenir photographe de mode. Dans cette réécriture de la nouvelle Le Portrait ovale de Poe où un peintre extrayait la vie de son modèle pour en nourrir la peinture, la photographie devient un art mortifère et vampirique : la structure métallique par laquelle Stéphane contraint sa fille à la totale immobilité a tout d’un instrument de torture, tandis que le mercure des bains révélateurs versé dans le jardin de Stéphane et Marie fait mourir à petit feu les plantes de la serre juste à côté. Du mur de fleurs éclatantes puis fanées de Vers l’autre rive, l’on passe ainsi à d’autres fleurs délicates, véritables métonymies du personnage de Marie : c’est en fait elle qui dépérit au fur et à mesure de ces poses harassantes qui donnent à la vie une apparence funèbre, elle qui s’effondre un instant comme une poupée de chiffon, dans un bruit d’étoffes froissées. Kurosawa exprime ainsi visuellement les merveilleuses notes de Roland Barthes sur la photographie de La Chambre claire, ce fameux « ça a été » faisant de l’objet photographié à la fois quelque chose de réel qui se présente à l’objectif, mais aussi quelque chose de déjà mort, condamné à appartenir pour toujours à un instant passé.
Beauté nécrophile
Marie devient donc une image, une fascinante mort-vivante dont tombe amoureux Jean (Tahar Rahim). En partageant le point de vue de ce dernier, la vérité du monde visible vacille et devient aussi un objet de suspense. Apparaissant souvent par l’entremise de miroirs, Marie ne serait-elle qu’un reflet, une illusion ? La voilà filmée comme une icône, sertie du cadre d’une glace, d’une fenêtre, d’un appartement. Son visage diaphane et lumineux, le rouge bordeaux vif de sa robe, se découpent de son environnement comme un portrait peint sur un fond plus terne, exactement comme le vert de la robe de Madeleine de Vertigo ressortait parmi les murs de velours rouge d’Ernie’s, lors de sa première rencontre avec Scottie. Au fond, c’est bien le chef‑d’œuvre de Hitchcock que Kurosawa transfigure puissamment, en faisant de l’histoire d’amour entre Jean et Marie une intrigue de nécrophilie et de fascination pour les images. La musique de Grégoire Hetzel y fait d’ailleurs référence explicitement, en reprenant quelques accords du score de Bernard Herrmann.
Fantastique atmosphérique
Dans ce royaume chatoyant des images spectrales, le fantastique atteint une beauté sidérante grâce à un traitement atmosphérique du surnaturel : le vent, la lumière, les vibrations et les miroitements des surfaces qu’ils entraînent, en sont presque les seules composantes. La probable présence d’un spectre dans la maison de l’artiste (d’abord celui de Denise, la défunte épouse de Stéphane qui lui servait de modèle) se laisse deviner par les voilages qui tremblent dans un souffle mystérieux, par les soudaines transformations de la lumière, par les traces de poussière s’échappant dans les airs. Dans la serre de Stéphane et Marie, le fantôme réapparaît ainsi progressivement, en une série de signes discrets et magnifiques — passant imperceptiblement d’un éclairage vacillant à une totale immersion dans un monde lumineux, flottant et aquatique, où l’ordre secret des spectres se révèle soudainement à l’œil. Comme le cinéaste de Planétarium de Zlotowski, Kurosawa rêve une caméra capable de percevoir l’invisible, guette subtilement une présence vaporeuse et volatile exactement comme l’objectif de l’appareil photographique de Stéphane qui « perçoit les moindres modifications de l’atmosphère ». Après un grave accident, Marie se volatilise littéralement de la couverture qui l’enroulait – un gros plan s’attarde alors sur la couverture vide, comme pour capter les traces imperceptibles de cette évaporation.
Dérives
Au cours de cette enquête sur les apparences, Jean deviendra pleinement un nouveau Scottie : un homme qui refuse d’affronter le réel et préfère donc vivre dans un monde de fiction, de fantômes et de cinéma. Mais on pourrait regretter que le cinéaste ait choisi pour révéler cette folie progressive une intrigue secondaire policière et immobilière, où Jean cherche à vendre la maison du photographe pour obtenir une commission juteuse et s’enfuir avec sa dulcinée. Se perdant en allers-retours chez un promoteur immobilier (Malik Zidi), Jean devient un double bassement cupide et manipulateur de l’artiste vampire, déchiré entre l’art et le capital, lui qui ne supportait plus de devoir faire des photographies de mannequinat pour survivre. Le chef-d’œuvre initial à la lumineuse spectralité se ternit alors un peu dans une intrigue bien alambiquée. Mais ces quelques taches ne sauraient masquer l’éclatante beauté de ce très beau film de fantômes de cinéma.