Les habitués du cinéma de Quentin Dupieux s’étonneront de ne trouver guère de trace de la propre musique de l’artiste touche-à-tout dans son nouveau film, Realité . Les compositions pour le moins dissonantes du réalisateur de Rubber ont en effet laissé place à une simple boucle composée par Philip Glass et répétée ad nauseam. Pas un hasard : la structure même du film, savante mécanique visant au chaos et à la suspension de tout sens, épouse une trajectoire glassienne dans son envol – une petite suite de notes qui gagne en ampleur et richesse à mesure qu’elle se répète. Cette musicalité que développe le film, à la fois grinçante et vertigineuse, fait de Réalité le long-métrage le plus ambitieux de Dupieux, en cela qu’elle témoigne d’une conversion du mantra du cinéaste (le « no reason », un principe arbitraire vecteur de ruptures de tons mais qui se révèle parfois un peu trop volontariste dans sa quête d’absurde – cf. Wrong Cops) en un véritable moteur structurel parfois impressionnant de virtuosité (et même, osons le mot, de modernité) bien que terriblement éprouvant, tant l’emballement de la machine s’accompagne d’un inconfort qui vire à l’asphyxie dans le dernier tiers de l’œuvre. Gageons que le constat qui suit n’est guère susceptible d’inciter les spectateurs à tenter l’expérience, mais il s’impose pourtant comme une évidence : l’éreintant et passionnant Réalité est de ces films peu plaisants à voir mais que l’on est heureux d’avoir vus.
Car Réalité parvient justement à étancher la soif de Dupieux pour le dérèglement de la norme sans tomber dans les habituelles limites de son cinéma (une tendance à la pose fantaisiste, à la fois sale et cool, bruyante mais au fond charmeuse) grâce à la frénésie de son montage. Sans dévoiler le cœur de la chose, disons simplement que Réalité ressemble à un décalque tumultueux et retors d’Inception, où la verticalité des emboitements (un film B dans un film A, un film C dans un film B, etc) est troquée contre une explosion des espaces-temps, qui communiquent entre eux sans toutefois souscrire à un ordre logique ou correspondre à un motif identifiable – contrairement, par exemple, à Lost Highway et son ruban de Möbius. Si le film demeure toutefois une comédie (certaines scènes sont des joyaux d’absurde), l’entrechoc des différentes intrigues et figures comiques ne produit plus cette fois-ci seulement de l’étrangeté mais aussi un malaise, d’abord latent, puis de plus en plus étouffant. Lorsqu’Alain Chabat (génial, vraiment, de douceur et d’hébétude) déclare à son producteur, calmement et posément, qu’il ne peut pas remplir ses obligations parce qu’il est probablement « coincé dans un cauchemar », Dupieux semble enfin toucher au but tant recherché depuis Nonfilm : la peinture difforme d’une réalité où l’illusion d’un ordre est abolie. Tout cela pourrait toutefois n’être qu’un petit numéro d’épate narrative, si la dysharmonie du montage ne produisait une angoisse réelle, plus qu’un plaisir ludique face au spectacle de ces circonvolutions incessantes. Si certains ne manqueront pas de considérer cette nouvelle pierre à l’édifice de Dupieux comme le coup de force d’un petit malin, l’inventivité de Réalité est vectrice d’un souffle métaphysique, parfaitement sincère et fort heureusement vierge de tout esprit de sérieux. On ressort lessivés de ce film fou, vortex animé par l’irrésistible force de l’anarchie.