Une petite fille croit voir une cassette vidéo bleue dans les entrailles d’un animal. L’enfant s’avère le sujet d’un film expérimental, dont le producteur reçoit en parallèle un autre réalisateur qui lui apporte un projet de film d’horreur de série B. Sur ce, un des patients de la compagne psychanalyste du réalisateur… Brisons là : l’intrigue du nouveau film de Quentin Dupieux – curiosité de la sélection Orizzonti de la Mostra de Venise 2014 – est à peu près impossible à résumer, composée de fictions imbriquées dans d’autres fictions jusqu’à créer des boucles paradoxales, où se cognent des réminiscences de Mulholland Drive, Scanners et même Blow Out dans une structure narrative rappelant Lost Highway, excepté qu’au lieu de former un cycle comme chez David Lynch elle part totalement en vrille. Si, aux références multiples à l’audiovisuel, on ajoute que la petite fille se prénomme Reality (!), on pourrait craindre, de nouveau chez Dupieux, l’irruption d’une dimension « méta », d’où le cinéaste regarderait de haut l’abstraction de son récit, de son matériau, de son art. Or il n’en est rien : au gré des basculements d’un niveau de réalité à l’autre, nous sommes invités à nous perdre et à savourer notre dérive sur une route non-euclidienne, où d’un point A on ne s’attend plus à aller au point B mais on s’ouvre à un sentiment d’inconnu au milieu de motifs pourtant déjà vus.
C’est qu’ici, contrairement à ce qui se passe dans le précédent film de Dupieux Wrong Cops, le jeu du cinéaste avec les conventions narratives ne se rengorge pas de sa maîtrise, ne cherche pas un surplomb rendant tout le reste dérisoire, ne verrouille pas son petit univers d’excentricité. Au contraire, celui-ci reste assez ouvert et peu rigide pour que l’esprit s’y immisce et soit tenté d’en connaître les tenants et aboutissants (autrement dit: tombe dans son piège). Même le jeu des comédiens, à la fois anti-naturel et manifestant constamment une perplexité plus ou moins prononcée vis-à-vis des bizarreries qui leur arrivent (notamment chez un excellent Alain Chabat dans le rôle du réalisateur au projet de série B), participe à cette incarnation d’un imaginaire non conçu pour émerveiller ni effrayer, mais pour attirer – en partageant la même perplexité, mais sans qu’elle soit répulsive – afin d’offrir le plaisir du grand-huit narratif aux bogues prémédités. Si un sentiment d’oppression se profile peu à peu, c’est du fait que le film adopte graduellement le relief d’un rêve (ou d’un cauchemar), où l’absurde et le paradoxe deviennent des constantes dont les personnages ont vaguement conscience mais sans pouvoir réagir, où l’on voit notamment des scènes déjà jouées auparavant dans une réalité se rejouer dans le décor d’une autre réalité. Même la logique des transitions d’une réalité à l’autre s’estompe, devient abstraite, au point qu’on se demande si le geste de Chabat figurant un cadre de caméra avec ses doigts ne suffirait pas à ouvrir une fenêtre vers une autre réalité. Bien que toujours dans sa position de démiurge, Dupieux largue assez d’amarres de la rationalité pour créer une illusion de vagabondage sans entraves, et on s’y laisse prendre de bonne grâce.
Good reason
Pour la première fois depuis qu’il a été professé dans Rubber, le mantra de gratuité « no reason » ne se présente pas ici en règle crâneuse et arbitraire émanant d’un auteur tout-puissant et balancée à la face du spectateur, mais en partage entre l’un et l’autre d’un plaisir de l’abandon de la norme et de l’unité d’espace et de temps. Tout au plus le film se laisse-t-il aller à faire gentiment la nique aux institutions cinématographiques, lors d’un cauchemardesque et génialement absurde simulacre de cérémonie des Oscars, ou quand Chabat, interrogé sur ce que ferait à sa place quelque réalisateur reconnu, rétorque « Kubrick mes couilles ! » pour refouler ce poids écrasant. Réponse qui pourrait presque se substituer au « no reason » comme profession de foi de Dupieux, où l’on voit moins un fantasme d’élévation au-dessus de la norme établie qu’une façon de reconnaître son inaptitude à en faire partie, à briller assez pour donner des illusions de grandeur, et sa confiance en sa petite cuisine un peu déviante pour nous faire prendre le large. Ce qui n’est pas la pire des reasons de faire un film.