Après l’article sévère de Raphaëlle Pireyre publié sur Critikat lors de la présentation de Dheepan à Cannes, le billet rendant compte du palmarès n’était pas plus doux à l’encontre du récipiendaire de la Palme d’or. Il est vrai que la formulation « film dégueulasse » est pour le moins péjorative et outrancière, surtout quand il est aussi caractérisé de « nauséabond », mot moins familier mais tout autant dépréciatif. À n’en pas douter, ces termes se mêlaient confusément à un mélange de frustration et de déception, car, c’est sans doute (de plus en plus) idiot, mais on continue d’attendre de Cannes, de sa compétition officielle et de son principal prix qu’ils fassent honneur à l’art cinématographique. Il ne s’agit pas de s’en dédouaner, car avec un peu de recul, si ces mots pourraient éventuellement rejoindre d’autres champs sémantiques, l’impression demeure bien identique. L’idée est bien sûr ici de poser d’autres termes, en revenant sur ce film un mois après la fin du festival et deux mois avant sa sortie dans les salles.
« Je suis assez lâche avec ça »
Au dire même des audiardophiles et jacquolâtres, Dheepan ne constitue pas un jalon majeur de la filmographie du Maître ; on a pu entendre des épigones (notamment Philippe Rouyer, de Positif, sur le plateau de l’émission « Le Cercle ») prétexter, en guise de justification, qu’il en est souvent ainsi pour la Palme d’or : les grands cinéastes ne l’obtiennent pas pour leur meilleur film. Sauf que l’on pourrait commencer par se demander par quelle opération magique Jacques Audiard, ici donc couronné pour un film mineur, constituerait un cinéaste majeur. Disons que de tels propos laissent songeur, qui plus est dans ces colonnes où il n’a jamais eu nos faveurs, parce que l’on a toujours, entre autres choses, tiqué sur la lourdeur et le fonctionnalisme des lignes scénaristiques ainsi que sur le virilisme complaisant. Ces termes n’étaient en tous cas pas dirigés contre l’attitude du cinéaste lorsqu’il est monté sur la scène pour recevoir un trophée qu’il considérait apparemment comme son dû qu’un pique-assiette autrichien lui avait honteusement subtilisé en 2009 avec un film en noir et blanc – Le Ruban blanc obtint la Palme d’or, Un prophète le Grand Prix. Après tout, puisqu’il a été légitimé par un jury légitime, il aurait bien tort de se sentir illégitime.
Le rejet du film émane indéniablement du miroir grossissant et de la surprise constitués par l’obtention de la Palme d’or, mais avant tout de l’idée beaucoup plus générale que l’on peut se faire de la création cinématographique. C’est bien à cet égard que Dheepan peut – on n’oblige personne – procurer une impression peu ragoûtante. Comme l’a souligné Raphaëlle Pireyre dans son article, le film travaille une matière qui conduit à des rebonds assez inévitables avec l’immense secousse des événements de janvier dernier, notamment des écrans brusquement hystérisés par une invasion d’images de guerre, d’assauts, des déflagrations d’armes lourdes, auxquels, sidérés et hébétés, nous avons assisté. Et découvrir quelques mois plus tard un film assujetti à ce fantasme de la guérilla urbaine peut remuer, bouleverser, susciter la réprobation et la colère. Il ne s’agit évidemment pas de faire – ce serait un complet paradoxe – de tel ou tel sujet (ici, avant toute chose, le terrain « miné » de la banlieue) un interdit de la représentation, mais on réclame responsabilité et complexité lorsque l’on s’en empare, notamment prendre la peine d’articuler une parole (au sens d’une pensée et non d’un discours) à propos des images que l’on a choisi de produire, surtout lorsqu’elles en rencontrent d’autres qui sont de l’ordre du traumatique.
En fait, Audiard a parlé, mais de quelle façon, lors de la conférence de presse cannoise de Dheepan : « Il n’y a pas de déclaration politique dans mon film, je suis assez lâche avec ça. » Cet affichage apolitique est évidemment un positionnement politique bien connu, celui du désengagé mêlant tradition hussarde et attitude plus ou moins nihiliste. On réfute ce principe d’irresponsabilité, particulièrement pour un cinéma qui se nourrit à la source de la réalité, qui fait explicitement appel à des effets de réel dans sa mise en scène et la tonalité du récit. Un cinéaste est responsable de ce qu’il représente, et de son éventuelle irresponsabilité – attitude qui n’est pas en soi blâmable si elle est assumée. Poser un regard – fictionnel ou non – constitue quoi qu’il en soit un acte et un engagement pour celui qui l’initie, mais aussi pour ceux qui en font l’expérience. On perçoit bien que les propos d’Audiard contiennent tout autant une injonction dirigée envers le public, invité à jouir du spectacle et prié de circuler parce qu’il n’y aurait rien d’autre à y voir et surtout rien à en penser. Cela ne se peut pas lorsque l’on considère le cinéma comme un médium avec qui l’on pense le monde et ses représentations. Non, l’image engage ceux qui les font et ceux qui les voient, inutile d’insister combien le prix de cet engagement peut être fort pour ceux qui les produisent.
Calcul, dosage, pensé
Loin d’être irresponsable, Jacques Audiard calcule et dose avec beaucoup de précautions. Cela constitue le revers très général de son cinéma : des lignes de scénario où personnages, origines sociales et géographiques, décors, lieux et objets sont relégués au rang d’utilités fonctionnelles. Dheepan déploie une fable en forme de chronique sociale pour pouvoir s’adonner in fine à un petit numéro scorsesien lorsque Dheepan, en ange exterminateur du crime et du vice, gravit une cage d’escalier (Taxi Driver), ceci tout en envoyant d’insistants clins d’œil aux brumes d’un John Carpenter. Le souci est qu’il se situe à ce moment du film dans la lignée d’une franchise d’EuropaCorp comme Taken ; moins dans la forme (la brutalité stylisée est assurément moins laide que dans les productions de Besson) que sur le fond : un vigilante movie basé sur une violence extra-légale et solitaire comme (unique) solution contre les opposants à la quête.
Le scénario se déplie ainsi : un prologue (au Sri Lanka : un ancien combattant des Tigres, une jeune femme et une petite fille se font passer pour une famille afin de fuir ensemble le pays en guerre) suivi d’un développement (Dheepan est engagé comme gardien dans une cité sensible dont il subit la violence avec les siens) qui se termine fort logiquement par un épilogue (britannique). On reconnaît toute la lourdeur scénaristique des compères Audiard-Bidegain (rejoints ici par Noé Debré), où l’homme pour s’inventer ou renaître doit faire ses preuves en affrontant la violence et en en triomphant ; tout ceci baignant dans une ambiance de vestiaire comme toujours surchargé de testostérone. Par le côté mal suturé du scénario – le point de bascule est pour le moins fort mal négocié –, la complaisance d’Audiard à l’égard de la violence se fait encore plus éclatante.
Les trois espaces du film sont autant de cercles que doit franchir Dheepan pour être un homme un vrai (et afin que le trio improvisé devienne une famille une vraie). Deux sont infernaux (les flammes du Sri Lanka et celles de la cité), le troisième est édénique et enchanté : après l’épreuve du feu, le réconfort dans un pavillon que l’on pourrait situer dans l’ouest londonien, où une assemblée bigarrée sirote des cocktails. Il est évident que la Grande-Bretagne constitue une société harmonieuse et vertueuse en plus d’être égalitaire, où le communautarisme n’est pas toléré. À ce sujet, à part décrire cet épilogue effarant, on ne sait trop – lâcheté ou pas, (ir)responsabilité ou non du cinéaste – que rajouter. On a l’habitude d’invoquer l’impensé d’un film, son inconscient ; une telle construction « logique » entre les trois espaces du film (enfer de la guerre ; faux paradis-nouvel enfer ; éden) ne peut y renvoyer, il s’agit bien ici d’un pensé totalement inscrit dans la structure et le déploiement du scénario.
Fable irrésolue
Jacques Audiard procède de façon fort contestable et contradictoire. Il décrète la fable – le cinéaste évoque aussi une comédie de remariage – mais ne s’ouvre essentiellement qu’à cette veine sociale rebattue avant de pouvoir s’adonner à ce virilisme conclusif qui lui colle à la peau. Il convient de relever qu’il procède dans cette chronique avec un certain tact, et le récit de cette famille improvisée dans le chaos et projetée dans une réalité hallucinante constitue la meilleure partie du film. Cette déclinaison des Lettres persanes dans une cité chaude d’une périphérie urbaine fonctionne parce qu’Audiard témoigne d’une attention, d’une qualité de regard surprenante sur ses personnages, sachant faire naître du trouble par des mises en présence – tout particulièrement entre Yalini (« l’épouse » de Dheepan) et le caïd Brahim. Mais cette fable est toutefois gagnée par une irrésolution, en raison de cette carte du « vérisme » qui est jouée : le fait que l’interprète de Dheepan (Antonythasan Jesuthasan) soit un ancien combattant au sein des Tigres a été lourdement mis en valeur ; on peut parier que les scénaristes ont lu pléthore d’articles de journaux ainsi que des thèses de sociologie urbaine, de même sur le Sri Lanka et la condition des ressortissants de ce pays en France.
Si la fable avait été assumée en tant que telle, elle aurait en effet pu permettre toutes les caricatures, les outrances, les provocations, en fait une forme d’irresponsabilité – par exemple se servir de ce décor comme d’une univoque cité du crime avant de finir par une cocktail party dans l’ouest londonien. Soupesant et calculant au gramme près, il se peut qu’Audiard ait senti un problème d’ajustement, pensant pouvoir le résoudre en un plan : la caméra juchée sur un drone s’élève dans les cieux pour dévoiler les grands ensemble nichés dans des bois à perte de vue. Cela pour bien signifier que c’est pour de faux, que l’on est bien dans le cadre d’une fable – un royaume, un territoire que Dheepan doit affronter pour pouvoir fonder une famille et s’inventer une vie – et que tout cela n’a rien à voir avec la chronique « réaliste » d’une banlieue française. Si ce plan n’est pas dégueulasse, il est en tous cas d’une grande lâcheté par cette façon de se dédouaner du réel tout en ayant usé de tous ses ressorts jusqu’alors – et en continuant allègrement par la suite.
Idéologie, fantasme
Dans le billet prétexte à cet article, il était fait mention d’idéologie « nauséabonde » concernant Dheepan. En affinant, on dira plus simplement qu’il semble innervé par des fantasmes ayant intégré certaines idéologies partisanes que l’on pourrait qualifier de droitières ou d’extrême-droite. Le fond du problème est qu’Audiard nie toute complexité au réel qu’il convoque explicitement – mais on sait bien que mentionner la moindre cause sociale, culturelle, historique, politique, sociologique à cette situation misérable conduit à sombrer dans l’angélisme et la bien-pensance. Bref, il refuse la simple idée d’une présence d’un corps social en ce lieu – sinon une société du crime –, comme s’il y avait eu substitution d’une population par une autre. Que l’on se rassure, Jacques Audiard, en maître du dosage, a confié le rôle du caïd à un toubab (Vincent Rottiers, néanmoins prénommé Brahim). Il n’en reste pas moins que cette façon d’occuper et de préempter l’espace – commun et intime – en l’ayant vidé d’un quelconque contenu social interpelle et embarrasse.
Le plus évident de ces éléments idéologiques consiste en l’extermination des caïds de cette cité délaissée par les pouvoirs publics – comme c’est le cas, effectivement, pour certaines, on ne le contestera évidemment pas. On ne pensait pas qu’un jour le vœu sarkozien (armes de guerre, machette et flammes se substituant au kärcher) se réaliserait littéralement sur un écran, en une satisfaction évidente du fantasme de cette pensée populiste qui veut que si l’on cessait de couper les cheveux en quatre (l’État de droit), le problème serait réglé depuis bien longtemps (la violence extra-légale). Un autre élément idéologique et fantasmatique, certainement pas aussi explicite mais pas moins problématique, consiste en l’idée d’une importation de la guerre sur le territoire français, qui plus est du fait d’un étranger (ou plutôt d’un « aspirant français » puisque le film suit bien la ligne scénaristique de l’intégration d’une famille – les « parents » travaillent, la « fille » va à l’école). Dheepan a appris à faire la guerre dans son pays d’origine ; ses instincts de combattants sont réveillés par la terrible situation qu’il subit avec les siens. Autant dire combien il peut être malaisant qu’un film puisse rebondir sur de tels éléments ; le fait de pointer que ces territoires délaissés ne sont pas réprimés et de signifier que le moyen guerrier pour éradiquer une composante d’une société constitue la (seule) solution, c’est rien de moins que définir les contours d’une guerre civile.
Théâtres d’opérations
Après tout, Dheepan, en bon vigilante, reproduit à son propre compte sa guerre civile effectuée au Sri Lanka, impulsant ce qu’un État de droit n’a pas les moyens légaux d’engager – ni le courage semble nous souffler une implacable musique réactionnaire ; c’est ainsi que le personnage n’en remontre pas qu’aux caïds mais aussi à ceux qui permettent leur agissements, c’est-à-dire les pouvoirs publics. Par ailleurs, ce mouvement entre des « théâtres d’opérations extérieures » (les interventions militaires françaises au Sahel, contre Daesh au Proche et Moyen Orient, où sont engagés des « djihadistes » de nationalité française) vers « des théâtres d’opérations intérieures » (porte de Vincennes et à Dammartin-en-Goële, mettant aux prises des terroristes et des moyens de répression appartenant au même pays) fut au cœur de l’effroi ressenti lors des 7 et 9 janvier, ce que Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet formulent dans Prendre dates : « Tout dès lors se resserre comme un piège, puisque c’est du proche que viendra le danger. Ce retournement des choses constitue la logique même de guerre civile. Elle passe par une conversion urbaine. La géographie familière, d’un coup, se laisse gagner par une topographie de la peur. » Cette idée est d’ailleurs inscrite dans les stratégies du terrorisme contemporain : importer la scène guerrière dans des pays civilement en paix, en misant sur ses tensions intérieures, notamment communautaires et religieuses. Sans faire de Dheepan un éloge de la guerre civile, on se contentera de constater qu’il en restitue à certains égards la dynamique en faisant de cette banlieue un « théâtre d’opération intérieur ».
Ce que ce film permet de projeter, associer et penser s’avère ainsi hautement malaisant, facteur de consternation, de colère, et l’on peut se sentir violenté. La lâcheté politique de Dheepan se double d’un opportunisme dans cette façon de convoquer un air du temps aux relents inquiétants pour en faire la toile de fond tout à fait pratique d’un vigilante movie. L’instrumentalisation de ces idées à des fins dramaturgiques relève bien pour une part d’un pensé politique, notamment la structure scénaristique du film, sa complaisance vis-à-vis de la violence extra-légale. On pourrait simplement en rester sur le simplisme de Jacques Audiard s’il ne proclamait pas sa lâcheté et ainsi que son irresponsabilité politiques ; nous avons défini cela plus haut comme son contraire : l’apolitisme est en soi un positionnement politique. Il est par contre évident que l’idée de guerre civile constitue un impensé appartenant au collectif depuis les événements de janvier ; à ce titre Dheepan représente plutôt un symptôme et marque bien le fait que certaines images (ici celles de ce films) s(er)ont désormais vues à travers d’autres (celles des 7 et 9 janvier). Sur ce sujet comme sur d’autres, un cinéaste courageux et responsable aurait assurément articulé une parole et une pensée ; ce refus de la part de Jacques Audiard formule une idée et une éthique du cinéma que l’on réfute et combat.