Depuis le triomphe d’Un prophète, Jacques Audiard trône impérieusement au sommet du cinéma français, adoubé par ses pairs, la critique et le public. Si les premières œuvres de sa filmographie pouvaient encore faire débat, Un prophète a semble-t-il mis tout le monde d’accord, même ceux qui, du bout des lèvres, admettent difficilement l’incontestable puissance narrative et esthétique du film. De rouille et d’os déboule trois ans après le triomphe du précédent sur la Croisette, mi-poids lourd (Cotillard tout en haut de l’affiche), mi-challenger : ôtant provisoirement son costume sur mesure de maître du polar, Audiard ose le drame social tendance mélo assumé… sans réellement convaincre.
La mécanique Audiard
Reconnaissons au cinéaste un talent certain pour donner à ses comédiens de juteuses partitions, suffisamment alléchantes pour convaincre par exemple la désormais internationale Marion Cotillard de jouer à nouveau dans sa langue natale. Fallait-il que la star accepte de se laisser filmer de la sorte pour admettre une bonne fois pour toutes que son succès planétaire n’était pas usurpé ? Loin du glamour hollywoodien mais pas moins chic, l’actrice ajoute désormais à son CV déjà impressionnant le nom du réalisateur français, et l’association ne manque pas d’allure. Surtout, leur collaboration a le mérite de régler une bonne fois pour toutes un malentendu somme toute assez désagréable : pour ceux qui en doutaient encore, De rouille et d’os confirme que Marion Cotillard est, sans conteste, une vraie et bonne actrice.
Cela pour autant n’est pas suffisant pour faire du successeur de l’inoxydable Un prophète l’œuvre écrasante qui viendrait définitivement convaincre les sceptiques. La roublardise et le maniérisme du réalisateur ne se sont pas miraculeusement évaporés, son goût pour les effets un peu chic et mode non plus. Tout au plus trouve-t-on dans De rouille et d’os une forme d’optimisme salvateur qui viendrait faire la nique aux improbables coups du sort qui s’acharnent sur les héros de ce drame souvent trop démonstratif. Des escrocs pathétiques de Regarde les hommes tomber au caïd faussement transparent d’Un prophète, le véritable attrait du cinéma d’Audiard réside dans ses personnages cafardeux confrontés de façon spectaculaire aux hasards de la vie, traînés vers le fond puis ramenés à l’air libre. De rouille et d’os ne déroge pas à la règle mais tente de la transcender, de donner à la chronique sociale des airs de conte dépressif dont les accents romantiques colorent de rose le noir profond qui enrobe habituellement les films du cinéaste.
Glauque Story
Le scénario réunit Ali (Matthias Schoenaerts, l’impressionnante révélation de Bullhead), bloc de muscles flanqué d’un môme de cinq ans dont il ne sait trop quoi faire, et Stéphanie (Cotillard), grande gueule un peu paumée qui gagne sa vie en dressant des orques pour les spectacles d’un centre aquatique d’Antibes. Dans l’envers du décor de la cité balnéaire, Audiard scrute le moche et le triste, sans morgue ni condescendance, mais avec le désir un peu trop appuyé de dresser un état des lieux définitivement sinistre du quotidien des laissés-pour-compte pour lesquels la misère n’est pas vraiment moins pénible au soleil. Le catalogue n’est pas exhaustif mais tout de même édifiant : Ali, sans emploi ni épouse, un petit garçon sur les bras, débarque sans crier gare chez une sœur perdue de vue (Corinne Masiero, découverte dans Louise Wimmer), elle-même précaire mais débrouillarde, à l’inverse de son frère qui, lui, vit de petits trafics et boucle ses fins de mois en participant à des combats clandestins de street fight. De l’autre côté, Stéphanie se fait tabasser dans des boîtes de nuit où elle traîne son spleen avant de perdre ses deux jambes dans un accident de travail. L’union improbable de ces figures cabossées par la vie, entre amitié, plan cul et amour qui ne dit pas son nom, trouvera sa force dans les ravages du destin, le scénario (inspiré d’un roman de Craig Davidson) additionnant les rebondissements avec la fougue d’un cheval au galop.
Malin, Jacques Audiard l’est assurément, et doué, aussi : il faut un talent certain et une sacrée confiance en soi pour filmer, sans craindre le ridicule, une Marion Cotillard décidée à reprendre sa vie en main pendant qu’en fond sonore, l’épuisant « Fireworks » de Katy Perry brise les tympans des spectateurs. La scène ne dure que quelques secondes et ne saurait résumer à elle seule le film entier (loin de là, même), mais elle illustre plutôt bien toute l’ambiguïté du cinéaste. Que sont ces personnages, si ce n’est des archétypes qui peinent à exister en dehors de ce que leur inflige le destin ? Audiard, pourtant, ne ménage pas sa peine et multiplie les pistes narratives, mais ne parvient jamais à les exploiter réellement, à les faire coexister. La relation Ali-Stéphanie, pleine de promesses, commence fort (très belle scène où le colosse, peu impressionné par le handicap de la jeune femme, l’emmène se baigner) mais finit par se déliter, moins pour des raisons scénaristiques que parce que le cinéaste semble s’en désintéresser. Idem pour l’intégration progressive de la jeune femme dans le milieu du street fight, beau sujet ici à peine effleuré. Pour sûr, Audiard sait toujours se montrer spectaculaire (la scène du lac gelé), mais ne parvient que rarement à rendre palpable la détresse de ses personnages, en dépit de l’investissement évident, et réellement bluffant, de ses comédiens (Cotillard, on l’a déjà dit, mais également Schoenaerts, ou le petit Armand Verdure, sont parfaits). Un peu trop sûr de ses effets, à l’image de ces plans baignés de lumière et remplis de silence qui voudraient tant dire mais n’évoquent rien, De rouille et d’os est tout entier tourné vers son envie d’être grand, quand il aurait tant gagné à se faire humblement petit, et laisser le soin aux figures qu’il met en scène d’envahir l’écran, et d’enfin nous émouvoir.