Rattrapée en cette période de confinement, Le Bureau des Légendes a vu sa cinquième saison s’achever sur un double chamboulement : d’une part l’annonce du départ d’Éric Rochant comme showrunner, de l’autre la diffusion d’un double épisode final, pour le moins controversé, réalisé par Jacques Audiard. Avant de revenir plus en détail sur cette conclusion (du moins possible, l’avenir de la série restant incertain), on s’étonnera d’abord des passions suscitées par ce feuilleton considéré comme le fleuron de la télévision française. Rochant a bâti une intrigue certes solide, à la petite musique identifiable (à l’image des thèmes composés par Rob, l’une des signatures de la série), mais qui n’en demeure pas moins très inégale et formellement atone ; une fiction qui, un peu naïvement, cherche à « sonder » l’intériorité de personnages troubles et télescope différents fils narratifs sans tout à fait atteindre la complexité qu’elle ambitionne. Il faut toutefois lui reconnaître deux mérites. D’abord, celui de s’être adaptée quasiment en temps réel aux mutations géopolitiques : pendant les trois premières saisons, la série est notamment rythmée par les évolutions très brutales et complexes du conflit syrien. Plus qu’une toile de fond, ces événements constituent les soubassements d’opérations tortueuses que Rochant et son équipe de scénaristes détaillent avec une certaine minutie. Ensuite, d’avoir donné un rôle (parfois) passionnant à Mathieu Kassovitz, celui de Malotru, agent tout en contrôle, dont le visage de marbre se lézarde au détour d’un sourire feint ou d’un regard laissant entrevoir l’abîme qui le guette. En miroir d’acteurs plus « détendus » (exemplairement Darroussin, avec ses épaules tombantes et ses cravates fantaisistes), le comédien a pu donner de la profondeur à son jeu, mais seulement de manière intermittente et au gré des évolutions narratives – ce qui lui arrive notamment dans la saison 3 le cantonne à jouer une partition doloriste bien éloignée des nuances du cru précédent. Sans complètement combler les défauts de la série, les deux dernières saisons ont sur ce point fait du bien, en convoquant de nouveaux acteurs pour redynamiser l’intrigue, en particulier Amalric, qui joue JJA, la vigie paranoïaque à tendance borderline de la DGSE.
Cette saison 5 restera toutefois dans les mémoires pour son finale non seulement bâclé mais aussi grossier : oui, Jacques Audiard a probablement réalisé les deux plus mauvais épisodes de la série – une forme de synthèse maladroite du parcours de Malotru, saupoudrée d’une emphase lyrique lorgnant vers la tragédie grecque et handicapée par des effets de style au mieux inutiles (la multiplication de travellings latéraux qui « font » cinéma), au pire vulgaires (ralentis, flous, ouvertures à l’iris : Audiard s’est déchaîné). Reste que cet échec, indéniable, révèle aussi indirectement les limites du « style » Rochant : si Audiard saute à pieds joints dans le piège de la métaphore (ainsi de ce personnage de lutteur-psychanalyste veillant sur Malotru, ou des séquences oniriques), il s’empare aussi frontalement de questions que la série approchait jusqu’ici de manière imprécise, vague, tâtonnante, pour entretenir savamment une complexité de façade. C’est le cas par exemple de la recrudescence des scènes de sexe, l’un des traits saillants de cette saison 5 : Rochant parle en interview de « rentrer dans la vie sexuelle des personnages », Audiard d’une envie de « parler de libido », et à l’image c’est la même imprécision qui règne, celle d’une série qui aborde tel ou tel sujet sans réel regard, gère son petit commerce d’intrigues et de personnages (une figure apparaît, une autre se fait plus rare, etc.), vise à l’équilibre. Audiard, lui, aura certes fait sauter l’édifice (c’est ce que raconte le dernier plan), mais il paraît quelque peu injuste de le tenir pour le fossoyeur d’une série qui aura surtout séduit pour sa rétention affichée, son goût pour l’anti-spectaculaire et les silences qui en disent long – des « qualités » certes rares dans le champ de la fiction française, mais un peu légères pour catapulter Le Bureau des Légendes au rang de chef-d’œuvre.