Inlassable exégète cinématographique de l’histoire d’Israël, Amos Gitaï, longtemps exilé, pense l’histoire contemporaine au cinéma. Toujours menacé de noyer son cinéma sous des figures, il réussit ici un film précieux grâce aux incarnations protéiformes du désir (de sexe, d’amour, de terre, de sens) jusqu’au fanatisme religieux.
Malgré les affinités évidentes du cinéaste israélien avec les figures de l’engagement (dont témoigne l’impressionnante filmographie documentaire), le dialogue de la séquence d’ouverture du film tente de nous mettre en garde : « Rien de symbolique. Ce n’est pas politique !» entend-on juste avant un langoureux baiser entre un Israélien et une Palestinienne. Le pari de cette sentence est-il tenable ? Quel risque y a‑t-il à passer outre le désir du cinéaste, qui craint sans doute d’enfermer Désengagement dans une herméneutique indélicate et tranchée ? Il est difficile de ne pas se prendre au sens d’un film qui tente de s’y dérober. Cette maxime générale est d’autant plus prégnante pour le réalisateur qui réussit ici une sorte de transfuge de son travail de documentariste en privilégiant la mise en scène des corps de ses acteurs (plutôt que les dialogues) et le montage (plutôt que l’écriture narrative transparente) pour recréer un tout à partir d’une succession de séquences disparates d’où la morale s’échappe.
Témoins obligés de l’orchestration de la cérémonie mortuaire de leur père, un frère et une sœur se retrouvent. Sommé de rentrer vite en fonction au pays pour participer au désengagement de Gaza, Uliysse (Uli) policier israélien, fait le voyage de retour depuis la France avec sa demi-sœur. Ana a accepté le choix du défunt de faire hériter sa petite-fille, qu’elle abandonna vingt ans plus tôt dans un kibboutz.
De France en Israël, le film forme une suite d’engagements comme autant de désengagements successifs. Uli, étranger aux préoccupations matérielles et lettrées de son père adoptif, désengagé en quelque sorte du monde intellectuel et établi du mort, participe à la gestion du retrait des colons de Gaza. Libérée de la tutelle de son père (mort) et de son mari (qu’elle décide de quitter), Ana, bourgeoise élégante et désœuvrée, saisit sa chance de trouver dans sa fille, un sens à sa vie. Parangon d’une carrière universitaire prestigieuse, le défunt est à l’origine du retournement d’Ana puisque son testament l’enjoint à retrouver sa petite-fille qui vit en Israël dans les territoires occupés. Cette dernière, qui devra bien quitter l’espace qu’elle imagine sacré, est le miroir possible du volte-face de sa mère face aux richesses culturelles et financières. Israël comme énergie et force d’engagement (utopie politique, création d’un État, socialisme, foi) ; Israël comme nécessité du désengagement (occupation, état militaire) : la politique demeure, la morale s’échappe.
La caractérisation des deux héros, Uli et Ana, n’est ni le fait d’une voix off de narrateur, ni le résultat de dialogues successifs mais bien plutôt l’engagement du corps de l’acteur dans une action (Uli voyage, réconforte, s’énerve ou rabroue) et dans un jeu de bascule du corps de l’actrice de l’exhibition au retrait (Ana s’exhibe puis observe). Uli est une sorte de héros moderne improbable. Sensuel, solitaire, à distance de la culture européenne figée de son père adoptif, sourd aux sirènes de la société de consommation et aux discours religieux, il devient malgré lui, le passeur de sa demi-sœur sur la terre d’Israël. Ana, aux airs de grande bourgeoise provocante au début du film, rongée de solitude dans un cœur avide de séduction, apparaît d’abord dévastée. Alors que sa robe noire menace constamment de dénuder son corps, ses poses indécentes et vulgaires contrastent avec le spectacle harmonieux de l’expression de la bouche et du corps de la véritable diva dans le film portée par la voix de Barbara Hendricks. Ana joue ; la diva travaille (chante un lied allemand). Sinon terre promise pour cette étrangère, Israël devient le lieu de sa transformation. Spectatrice d’un engagement quotidien et communautaire (la séquence chantée et dansée dans le désert comme un tableau ou une « station ») à travers les choix de vie et de foi des israéliens orthodoxes qui refusent de quitter les territoires occupés, Ana quitte définitivement l’habitation proprement hystérique de son corps pour prendre le temps, dans le plus long plan du film, de s’approcher de sa fille. Cependant, l’hystérie des corps ne disparaît pas du film car c’est au moment où Ana s’en échappe que l’hystérie s’empare des religieux orthodoxes devant les policiers et dans la synagogue en sursis. Le corps hystérique au sens symptomatique et psychique du terme, traditionnellement attribué dans la représentation socioculturelle et artistique au féminin, se charge ici d’universalité.
Dans les années 1970, une des manières de prendre ses distances avec le cinéma militant et son principe de tournage direct, fut de valoriser, à défaut d’un discours politique tranché, la mise en scène des corps comme un autre guide du vivre ensemble possible. Le contexte historique de Désengagement est évident : le retrait par la force des colons occupants les territoires de Gaza rendus à l’autonomie et à la souveraineté des Palestiniens. Amos Gitaï donne dans l’espace de sa mise en scène moins une leçon géopolitique qu’il n’expose une double métaphore des besoins psychiques et physiques du désengagement comme un risque d’engagement à prendre. C’est peut-être là, le fait de se déprendre d’une situation comme d’une histoire et de l’Histoire, le sens du mieux-être du film.