Dieu seul le sait n’est pas le film le plus évoqué de John Huston ; tout au plus mentionne-t-on sa proximité de sujet avec The African Queen réalisé par le même six ans plus tôt, soit la romance entre deux caractères opposés, l’homme d’action bourru et la religieuse délicate. Mais en suivant cette piste, Dieu seul le sait serait une étrange redite du précédent, sur un mode plus sous-jacent, minimaliste, voire flirtant avec la métaphysique. Pour son bien ?
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le caporal Allison (Robert Mitchum), un Marine dérivant à bord d’un canot sur le Pacifique, échoue sur une île où il ne rencontre qu’une nonne, Sœur Angela (Deborah Kerr, qui retrouve la cornette dix ans après Le Narcisse noir de Powell et Pressburger). Ils sont les seuls résidents de l’île, et pour ainsi dire les seuls personnages du film ; l’île sera occasionnellement envahie, quittée, bombardée, scrutée, par des soldats japonais ou américains, mais ceux-ci ne resteront que des occupants étrangers et distants, un arrière-plan parfois rapproché, mais remplissant essentiellement la fonction de bruit de fond pour le vrai drame qui se joue : l’attirance sourde, complexée, interdite par des lois non écrites, entre le soldat et la religieuse (qui n’a pas encore prononcé ses vœux).
Le désir contre l’institution
D’une situation à l’autre, Dieu seul le sait tourne autour de la question de l’engagement — formulé mais non scellé — de Sœur Angela, qui jette une ombre sur la relation entre Allison et elle, contrainte que le film laisse à l’état d’abstraction si bien qu’elle apparaît avant tout comme institutionnelle. Derrière les mots solennels de foi et d’engagement, c’est avant tout le statut de la nonne qui l’empêche de reconnaître son désir envers le soldat, tout comme il entrave celui-ci (conjointement avec un certain respect de la discipline militaire) dans l’expression de son désir à lui envers elle. Or, cette barrière institutionnelle qui retient les deux êtres d’assumer leur inclination mutuelle, le film semble avoir autant de mal que ses personnages à la surmonter.
Les deux comédiens sont convaincus de leurs rôles et subtils dans leurs interprétations, néanmoins Allison et Angela gardent peu de marge de manœuvre pour s’incarner au-delà des positions que leur problème leur laisse, soit celle du rationnel et de la religieuse. Si le film les laisse se désigner autrement que leurs grades (se donnant du « Mister Allison » et du « Ma’am »), il ne leur laisse pas beaucoup plus d’ouverture pour échapper à leurs étiquettes, les faisant buter encore et encore — en paroles comme en actes — sur le même mur invisible, les guidant jusqu’à une sortie assez roublarde, d’une ambiguïté calculée où Angela se comporte envers Allison d’une manière que les témoins — ceux du film comme le spectateur — peuvent interpréter à leur guise : simple relation de charité chrétienne, ou proximité par amour platonique. Même certaines manœuvres de scénario censées rendre la barrière poreuse, comme cet échange où ils comparent leurs engagements respectifs (militaire et religieux) pour les mettre sur un pied d’égalité, paraissent forcées, trop écrites et alambiquées pour convaincre.
Dès lors, la romance de Dieu seul le sait ne touche jamais plus juste que lorsqu’elle s’arrête sur les actes manqués, ceux qui échappent totalement à cette logique du « moi promise à Dieu, toi pas ». Ce sont les mains de l’un et de l’autre qui se serrent sans qu’ils s’en empêchent, c’est une cornette dont on se défait quand on est à terre, c’est un moment de faiblesse dû à l’alcool où le vernis de la courtoisie craque et où la violence du désir s’annonce, provoquant la peur chez l’autre, puis chez le premier. Tant pis si le film retombe dans les draps de l’ambiguïté dont il veut se couvrir pour rester délicat et implicite : on préférera garder ces moments où les règles de conduite se fissurent et laissent transparaître plus que la morale puritaine ne tolère.