Dans l’histoire du cinéma mondial, l’œuvre de John Huston (1906 – 1987) est difficilement évitable. Comment un spectateur pourrait-il en effet ignorer les films d’un réalisateur qui a œuvré durant près d’un demi-siècle pour offrir quelques retentissants succès populaires ? Le Faucon maltais (The Maltese Falcon), Key Largo, Quand la ville dort (Asphalt Jungle), Moby Dick, Les Désaxés (The Misfits), L’Homme qui voulut être roi (The Man Who Would Be King), pour n’en citer que quelques-uns, émargent ainsi à cette longue liste. Bien qu’admis au panthéon cinématographique, l’œuvre de John Huston n’en a pas moins suscité auprès des cinéphiles de vrais débats, jusqu’aux duels critiques entre Positif et les Cahiers du Cinéma. La reprise du film The African Queen offre l’occasion de revenir sur la production de ce réalisateur fantasque loué comme un grand par les uns et jugé désinvolte par les autres.
John Huston, l’aventurier-cinéaste
Une aventure ! C’est le mot qui convient le mieux pour qualifier la vie de John Marcellus Huston, né canadien en 1906. Gravement affecté à douze ans par la maladie de Bright (une déformation du cœur), le jeune Huston décide à partir de 1918 d’emprunter la voie d’une vie aventureuse qui fait de lui, si l’on écarte la référence à Cendrars, une sorte d’Hemingway du cinéma américain. Après avoir renoncé aux études commencées à Los Angeles, il est ainsi d’abord boxeur. Mais désireux d’imiter son père, il devient comédien à partir de 1924, l’année durant laquelle il adopte la nationalité américaine. Parti au Mexique, il se passionne pour l’équitation et les chevaux, sert dans la cavalerie mexicaine et mène en parallèle une vie dans laquelle tiennent une grande place l’alcool et le jeu, les filles des bordels et le grand frisson de la « roulette mexicaine ». De retour aux États-Unis en 1927, il apparaît comme figurant puis acteur dans des films de William Wyler. Il a aussi écrit et publié une nouvelle qui lui a apporté une certaine notoriété quand il provoque en 1933, au volant de sa voiture, la mort d’une jeune femme. Le scandale étouffé, il part pour l’Europe, d’abord en Angleterre puis en France. À Paris, où il retrouve la vie de bohème, il découvre la peinture à laquelle il se résoudra à préférer plus tard le cinéma. Scénariste sous contrat avec la puissante firme Warner en 1937, il n’en est pas moins toujours acteur de cinéma mais aussi metteur en scène au théâtre lorsqu’il entame en 1941 une longue et prolifique carrière de réalisateur. Sa filmographie variée, faite d’œuvres personnelles et d’autres « de commande », débute avec Le Faucon maltais (The Maltese Falcon). Elle est aussi empreinte d’éléments empruntés à sa propre vie. Comment en serait-il autrement pour ce grand amateur de femmes, de jeu et d’alcool, mais aussi opposant au maccharthisme, lecteur impénitent, de Joyce et de Thomas Mann particulièrement, tourmenté par la question du sens de l’existence et avec lui, par Dieu ? De 1941 à 1987, même lorsqu’il s’est agi d’adaptations d’œuvres littéraires, la « patte » personnelle de Huston est ainsi perceptible dans un ensemble où la forme des images, toujours, cède le pas au fond du récit. The African Queen, sorti en 1952, en témoigne sur le ton de la comédie.
Une comédie impromptue en Afrique
Le scénario a été l’une des difficultés qu’a dû surmonter John Huston. D’abord, la rédaction fut le fait de James Agee et de John Huston à partir du roman de C.S. Forester, The African Queen. James Agee victime d’un infarctus, il fallut faire appel à Peter Viertel. Mais ce dernier, s’il acheva le travail, finit par quitter le tournage, exaspéré par l’attitude de John Huston. C’est ce qui explique que Viertel n’ait pas été crédité du titre de co-scénariste. Il a évoqué un peu plus tard l’aventure de ce film dans Chasseur blanc, cœur noir (White Hunter, Black Heart), un roman adapté au cinéma par Clint Eastwood.
The African Queen fut tourné en extérieur durant huit semaines en Afrique, au Congo belge, en Ouganda, sur la rivière Ruiki, le lac Victoria, et aux chutes Murchison. Mais il ne fut terminé qu’après six semaines de tournage aux studios Worton Hall, à Isleworth près de Londres. John Huston tenait à un film en couleurs, ce qui n’était pas sans augmenter les difficultés à cause de la lourdeur du matériel technicolor. Huston voulait aussi un tournage en Afrique, par souci, expliqua t‑il, de réalisme. « En studio, vous truquez les choses, mais en Afrique, au contraire, vous n’avez pas besoin d’imaginer qu’il fait chaud. (…) Il fait si chaud que les vêtements collent à la peau. Et lorsque les gens transpirent, ce n’est pas à l’aide d’un maquilleur. L’Afrique était le seul endroit pour obtenir ce que je cherchais. » Selon Peter Viertel, il s’agissait en fait de la possibilité pour Huston de chasser l’éléphant. Il avait prévu des armes, mais comme elles furent confisquées à la douane dès l’arrivée au Kenya, l’équipe fit le choix du Congo belge où la chasse était réputée libre mais où, finalement, elle ne put avoir lieu.
The African Queen est un film au propos plutôt simple. En Afrique, en 1914, le pasteur britannique Samuel Sayer (Robert Morley) meurt victime des Allemands entrés en guerre. Sa sœur Rose (Katharine Hepburn) abandonne alors la mission dans laquelle elle œuvrait avec son frère et part en compagnie de l’aventurier canadien Charlie Allnut (Humphrey Bogart) sur un petit rafiot à vapeur. Elle est animée d’un fort désir de vengeance et veut couler le Louisa, le navire de guerre allemand qui contrôle le lac voisin.
Dans le générique, la musique cesse pour céder place au « silence » de la forêt tropicale. Terre d’aventure, l’Afrique est aussi « le continent convoité ». Outre les marchands de tous bords et les militaires européens, les missionnaires chrétiens venus de l’Europe n’ont-ils pas rivalisé pour se ménager une place au soleil ? La première scène montre un office religieux. Il s’agit là d’une mission britannique dans laquelle le pasteur, sa sœur assurant le service de l’orgue, s’essaie à faire chanter les indigènes. Cet exercice d’évangélisation difficile, tant les voix sont pour le moins discordantes, est troublé par l’arrivée du pilote du bateau The African Queen. Tandis que les Noirs se précipitent sur son mégot de cigare, il apporte le courrier et les nouvelles du monde : c’est la guerre en Europe. Entamé sur le ton de la comédie, le film aurait donc pu tourner au tragique sinon à la comédie dramatique. Peu après, en effet, la mission britannique est dévastée par des militaires allemands. Le pasteur méthodiste essaie de protester, mais en vain. Frappé, mais surtout choqué, il reste hébété. Sa mort, peu après, réduit le nombre des protagonistes. Au cœur du pays désormais hostile, sa sœur Rose et l’aventurier Allnut sont les seuls blancs à ne pas être allemands. Il leur faut fuir.
C’est pourtant alors que commence à fonctionner l’un des principaux ressorts de la comédie : l’opposition de deux personnalités. Sur le bateau, Rose, qui veut se venger des Allemands, imagine s’attaquer aux Allemands sous couvert d’un acte patriotique. De son côté, l’aventurier canadien entend bien rester à l’écart des événements historiques et défendre ses seuls intérêts. Le « mariage » de la femme aventureuse et de l’homme pleutre est alors consommé. Au contraire du burlesque, le film épouse ainsi les règles de la comédie moderne. Rose est prude et s’accommode mal de Charles Allnut, mal rasé, sale et porté sur la boisson. Il leur faut pourtant partager le même espace d’un petit bateau, qui plus est au cœur d’une Afrique rapidement décrite comme hostile avec le spectacle des crocodiles ou des nuées de moustiques. Tout le film est construit sur l’attitude de chacun vis-à-vis de cet univers rude, mais aussi et surtout sur la relation de l’un par rapport à l’autre. La succession des gags dévoile successivement leur façon de surmonter les pièges de la promiscuité. Le temps renverse ainsi les rôles. Ce n’est plus Rose qui accueille « Monsieur Allnut » dans la mission en lui offrant du thé et du sucre, mais c’est l’aventurier qui la reçoit sur son bateau et lui propose du thé au goût de rouille. Le périple commence avec les rapides à franchir et doit se poursuivre avec le fort allemand à dépasser. Mais l’essentiel résidera toujours dans ce qui se joue entre les deux protagonistes, avec ce qu’ils se disent et ce qu’ils doivent faire ensemble. John Huston n’utilise guère que quelques plans larges et gros plans, pour privilégier les plans « rapprochés » dans lesquels se voit mieux l’attitude des deux personnages. Les dangers sont bien là : Allemands, rapides et chutes. Le renoncement est aussi parfois tout près. Comme lorsque le bateau est d’abord endommagé puis plus tard échoué non loin du lac. Charles Allnut épuisé demeure inconscient. Rose a alors recours à la prière. Le suspense a été cependant levé pour partie. Le spectateur a vu que le bateau est tout proche du but. Parviendront-ils à leur fin ? Couleront-ils le navire allemand ? Cela n’a au fond guère d’importance. La « croisière » sur le bateau poussif a eu une grande vertu. Le projet de vengeance plus ou moins patriotique de la prude Rose s’est mué en un grand amour pour Charlie. Le charme du film de John Huston est tout entier là. L’amour est né de l’aventure, d’une conversion réciproque, sur un ton et un rythme de comédie.
Car « rien n’était écrit ». En effet, si Katharine Hepburn s’était déjà livrée à la comédie, comme dans Madame porte la culotte (Adam’s Rib) de George Cukor, Humphrey Bogart, en revanche, a découvert ici un autre aspect de son talent d’acteur. John Huston a raconté clairement combien son film avait évolué avec la rencontre des deux comédiens. « Certains ajouts à l’histoire originale eurent lieu au cours du tournage. Le plus important d’entre eux a été l’élément de comédie, absent tout aussi bien du roman que du scénario original, et qui a renforcé la relation entre Hepburn et Bogart. Cette situation ne m’était jamais arrivée auparavant, bien que j’aie travaillé avec Bogie sur quatre autres films. Katie et lui étaient tout simplement drôles ensemble et la réunion de leurs deux personnages apportait de l’humour à des situations dramatiques qui, au départ, n’en avaient pas. C’est la surprenante combinaison de Hepburn et de Bogart qui a permis à la comédie d’apparaître. »
De fait, s’il avait été imaginé plusieurs fins, toutes tragiques, The African Queen s’achève sur une note très heureuse. L’amour, toujours tapi et caché au plus profond des êtres, connaît ainsi, comme souvent dans la comédie, un vrai triomphe. Ce n’est pas l’un des moindres charmes de ce film que d’avoir ainsi vu son scénario transmué par la grâce de ses acteurs en une comédie impromptue au cœur de l’Afrique.