Assez étrangement, de John Huston, réalisateur très prolifique de 1941 à 1987, il reste de nombreux films qui n’ont pour le moment fait l’objet d’aucune édition DVD. Parmi ces pépites trop peu diffusées pour la plupart (Freud, passions secrètes, Fat City), il y avait La Lettre du Kremlin, film d’espionnage réalisé en 1969 avec un casting international de choix. Grâce aux éditions Opening qui en proposent une version restaurée agrémentée de bonus, cette frustration n’est aujourd’hui plus qu’un mauvais souvenir.
Avec son impressionnante filmographie s’étendant sur près de cinquante ans, John Huston a une place un peu à part dans l’histoire du cinéma américain. Très lié aux Studios dans les années 1940 et 1950, l’homme n’a pas démérité les décennies suivantes lorsque le Nouvel Hollywood a redéfini le système de production et les codes esthétiques. C’est peut-être cette traversée sans encombre des époques qui lui valut une réputation ambiguë, entre celle d’habile faiseur et de poujadiste, bien que certaines de ses œuvres – comme Gens de Dublin – soient des chefs d’œuvre unanimement reconnus comme tels. Toute (re)découverte d’une pièce méconnue de sa filmographie est donc souvent signe d’une promesse, celle de pouvoir mieux cerner la patte d’un réalisateur très productif qui, en dépit de ses nombreuses réussites, n’a jamais vraiment accouché d’un film-locomotive susceptible d’être la synthèse de son style. N’attendons pas de La Lettre du Kremlin d’être cette pièce manquante. Film méconnu, très rarement diffusé, il n’en est pas moins une parfaite illustration du savoir-faire de John Huston dans la construction des intrigues et dans la typologie de ses personnages. Il rappelle aussi combien le réalisateur était continuellement un fils de son temps, capable par exemple d’affirmer un idéal post-68 tout en réalisant une émouvante fable médiévale (Promenade avec l’amour et la mort).
Comme son titre l’indique aisément, La Lettre du Kremlin s’organise donc autour d’un enjeu géopolitique, celui de la guerre froide. Mais à la différence des James Bond produits à cette époque, John Huston ne propose pas un film d’espionnage manichéen où les méchants (les Soviétiques ou les Chinois) ont des têtes d’affreux que l’on souhaiterait voir disparaître de la surface de la Terre. La première bonne idée du réalisateur est d’avoir rendu l’identification de l’ennemi excessivement floue, confrontant les espions à une certaine abstraction des enjeux par défaut de représentation. D’ailleurs, dans le cas présent, l’ennemi n’est pas celui que l’on croit : ici les Soviétiques sont des alliés de circonstances puisque cette fameuse lettre du Kremlin qu’il faut récupérer contient des accords officieux entre les deux plus grandes puissances mondiales de l’époque censés contrecarrer la montée de la Chine (déjà !). Pour l’équipe d’espions, c’est donc un trouble jeu du chat et de la souris qui se met en place, déroutant parfois autant le spectateur que les personnages en rendant la frontière entre les camps particulièrement ténue.
Inspiré du livre éponyme de Noel Behn, La Lettre du Kremlin est composé de plusieurs strates scénaristiques relativement complexes, prétextes à ce qui pourrait être considéré comme des digressions mais qui sont pour le réalisateur autant d’opportunités de composer des tableaux (allant du cocasse à l’exotisme) au sein desquels chaque personnage devient pendant quelques minutes le premier rôle d’une affaire d’espionnage étrangement alambiquée. Ici, nul espoir de s’identifier à l’espion tel que James Bond : au centre de ce marasme, l’ancien Marine répudié (sobrement interprété par Richard Boone), s’il n’hésite pas à jouer les séducteurs sûrs de leur virilité, n’a pas l’assise d’un Sean Connery, ne serait-ce parce que ses actions sont parfois guidées par des sentiments contradictoires, le mettant en défaut dans l’accomplissement de sa mission. Mais autour de lui, l’ensemble des personnages semblent pris dans des tourments que l’implacabilité de l’intrigue ne parvient jamais à faire oublier : la dualité de chacun se traduit ici par une sexualité névrotique qui contamine l’ensemble du film. Derrière leur apparente maîtrise, les femmes cachent des besoins insatiables et les hommes s’abandonnent naturellement à leurs tendances bisexuelles ou homosexuelles (George Sanders en travesti pianotant dans un bar !). L’espionnage n’étant de fait pas une affaire publique, c’est logiquement que l’intimité reprend le dessus et guide les actions de chacun. De la part de John Huston qui avait pris un manifeste plaisir à mettre en scène Tennessee Williams avec La Nuit de l’iguane, il n’y a donc rien d’étonnant à faire d’une affaire d’espionnage le catalyseur d’une sexualité à la marge.