« Un film sale ! Un cocktail de luxure, d’impuissance sexuelle, de vulgarité, de nudité, de névroses, de brutalité, de voyeurisme et de haine, qui culmine dans le meurtre. » Tel était le programme salace que promettait la campagne publicitaire de la Warner en 1967, à la sortie du vingt-huitième long-métrage de John Huston. Cette réduction tapageuse du film aux tourments de ses personnages fut pourtant peu opératoire : Reflets dans un œil d’or rencontra un échec cuisant au box-office américain de 1967 – un accueil critique défavorable vint couronner le tout. Adapté d’un roman de Carson McCullers paru en 1941, Reflets dans un œil d’or narre les désarrois du couple Penderton, dans le cadre apparemment très ordonné d’un fort appartenant à l’Armée américaine, situé en Géorgie. Le major Weldon Penderton (interprété par Marlon Brando dans le film), qui couve des penchants homosexuels refoulés, ne parvient plus à entretenir une relation fonctionnelle avec sa femme Leonora (Elizabeth Taylor), cavalière émérite, laquelle est la maîtresse du lieutenant-colonel Morris Langdon (Brian Keith). La femme de ce dernier, Alison (Julie Harris), a sombré dans la dépression après la mort précoce de son enfant (jusqu’à se mutiler les seins au moyen d’un sécateur). Un élément étranger à ce quatuor mi-vaudevillesque mi-tragique va bientôt en bouleverser la configuration déjà très incertaine : il s’agit du soldat Williams, dont le regard ténébreux et le contact intuitif avec les chevaux du fort semblent troubler autant Leonora que son mari.
Une galerie de grotesques hollywoodienne
Le casting de Reflets dans un œil d’or ne fut pas une mince affaire. En particulier, la recherche de l’acteur idéal pour jouer le major Penderton, après la mort de Montgomery Clift qui devait initialement l’interpréter, s’avéra chaotique. Il fallait trouver un comédien qui incarnât parfaitement le mélange de virilité affichée et d’ambivalence sexuelle rentrée, constitutif du major Penderton. C’est Elizabeth Taylor qui souffla à John Huston le nom de Marlon Brando, après avoir exprimé son refus de jouer aux côtés de Richard Burton ou Lee Marvin.
Devant la caméra d’Huston, Marlon Brando et Elizabeth Taylor, connus pour leur grande implication dans leurs rôles, n’hésitent pas à surenchérir dans l’hystérie. Une scène de tension domestique, située vers le début du film, en témoigne de façon remarquable : Leonora (Taylor), en haut des escaliers, jette un long regard méprisant sur son mari, posté au bas des marches. Le contrechamp, qui adopte le point de vue de Leonora, nous montre, en plongée, un Brando au bord de l’implosion, les yeux écarquillés, comme prêt à bondir sur l’objectif de la caméra. Dans une autre scène, située celle-là vers le milieu du film, Leonora, après avoir découvert que Weldon a exténué jusqu’au sang son cheval Firebird, débarque en pleine réception, munie d’une cravache, et flagelle son mari devant les invités : l’accablement dramatique dont fait alors montre Taylor paraît proprement surnaturel.
À la sortie de Reflets dans un œil d’or, la critique du Time déplora que le film ne soit qu’une « galerie de grotesques ». Prise au figuré, cette formule n’engage que les détracteurs du film. Mais force est de constater qu’elle fonctionne admirablement au sens propre pour caractériser son esthétique singulière : les grotesques désignent initialement ces fresques déformées – parce que détériorées – exhumées à Rome, lors des fouilles qui y furent menées à la Renaissance. Par extension, tout art qui relève du mélange, de l’hétéroclite, du bizarre, peut être qualifié de « grotesque ». C’est précisément l’impression que laisse durablement Reflets dans un œil d’or : le film de John Huston ressemble à un petit théâtre hollywoodien en décrépitude, où défileraient les visages d’acteurs iconiques, ici défigurés par la névrose qui habite leurs personnages.
Habiter poétiquement le monde
Outre cette première strate quasiment méta-cinématographique, déjà fascinante à observer, Reflets dans un œil d’or déploie une réflexion d’une grande subtilité sur les fondements oniriques du regard : le film tout entier s’applique à saisir l’entre-deux entre la rêverie diurne et le symbolisme chargé du rêve. Le travail d’Huston sur les espaces est à ce titre remarquable : le fort est filmé comme un univers parfaitement clos, où le regard suit un parcours quasiment ubiquitaire, la pulsion scopique qui l’anime n’étant que rarement frustrée. Ainsi, au début du film, le soldat Williams, alors qu’il rôde autour de la maison des Penderton, surprend Leonora complètement nue, à travers la fenêtre de sa chambre éclairée. Au lieu de chercher un poste d’observation moins sensible, Williams reste rivé à la vision qui s’offre à lui, comme si la frontière entre désir et principe de réalité avait été subitement abolie.
Dans cette perspective, la dernière scène du film, un véritable morceau de bravoure, semble annoncer de façon admirable le flamboiement du Nouvel Hollywood, alors sur le point d’émerger. Après avoir pisté le soldat Williams à travers le fort, par une nuit d’orage, le major Penderton rentre chez lui et surprend Williams dans la chambre de Leonora, dont le sommeil n’a visiblement pas été perturbé. Weldon dégaine son revolver et vise Williams, dont Leonora découvre avec horreur le corps inerte, au pied de son lit. La caméra, paniquée, se met ensuite à voguer d’un personnage à l’autre, dans un plan-séquence saisissant, comme pour matérialiser l’acmé mortifère du désir de chacun, et la composition opératique de Toshiro Mayuzumi vient souligner l’inéluctable fusion d’Éros et de Thanatos qui s’opère à cet instant du film. À ce titre, la vigueur baroque de cette scène porte en elle les prémices esthétiques du cinéma de Brian De Palma, qui, de Carrie à Passion en passant par Pulsions, est souvent allé chercher la déflagration dans l’énergie trop longtemps contenue dans le regard d’un des personnages.