Equus, de Sidney Lumet (et aussi de Peter Shaffer, scénariste adaptant ici sa propre pièce de théâtre à succès), navigue entre trois perspectives sur les mêmes événements. Il y a la narration directe de ces faits dérangeants voire choquants, propices aux visions de fantasme : Alan, adolescent de bonne famille, a crevé les yeux de plusieurs chevaux dans l’écurie où il travaillait pourtant avec soin, alors qu’il avait développé en secret une attirance érotique pour cette espèce animale. Ce récit est amené en abyme par un autre, celui d’une reconstitution des faits, par le prisme d’une analyse raisonnée quoiqu’affectée par la conscience du désemparement de l’analyste : le Dr Martin Dysart, psychiatre pour adolescents quelque peu blasé par son métier, mais que l’enquête sur le cas d’Alan va exposer au doute sur le sens de sa propre existence. Enfin, il y a le fil transversal d’un commentaire a posteriori sur les faits et sur leur analyse, omniscient et empreint d’une solennité de tragédie, fait par un Dysart arrivé au bout du désarroi.
Le film s’ouvre sur ce commentaire : le premier fragment d’un long monologue au ton d’oraison entre chœur antique et confession intime, où l’acteur Richard Burton face caméra, dans une pièce dont l’éclairage et les stores vénitiens évoquent une salle d’interrogatoire, annonce sa terrible histoire avec les accents tremblants d’une double terreur, celle de la dimension fantasmagorique du récit à venir et celle de la propre impuissance du narrateur devant ses constats. Cette scène d’ouverture, avec sa performance et l’habileté de la caméra à recueillir celle-ci (clair-obscur, simulation de plan unique), impressionne, mais l’impression est en demi-teinte. D’abord, elle ne camoufle pas complètement l’aspect performatif du monologue : c’est moins le personnage que l’acteur au travail que l’on y observe. Mais surtout, elle expose d’emblée la direction que le film entend prendre par la suite : dimension de fable prêtant du désir à un animal, ambiguïté des positions respectives d’un malade et de son thérapeute, remise en question du statut du médecin qui se demande s’il ne serait pas le plus à plaindre. Sidney Lumet fraie là avec une caractéristique récurrente et un peu ennuyeuse dans sa filmographie : ses fictions progressistes où l’idée, le discours préexistent avant le film, annoncés dès que possible quand ils ne sont pas évidents (l’injustice à dénoncer, l’individu contre le système, etc.), et où la suite, en termes d’écriture et de mise en scène, excelle essentiellement à dérouler le programme. Ici encore, celui-ci est solidement exécuté, mais ne nous prend que rarement de court.
Entre deux troubles
À mesure que son enquête met en lumière l’environnement et le développement de la singulière psychose d’Alan, Dysart doit graduellement admettre les carences de sa propre vie – au point de se demander si la folie de son patient ne serait pas préférable à la normalité somme toute hypocrite et coercitive à laquelle il espère le ramener, et dont lui-même offre un piètre exemple. On voit assez vite sur quel terrain le mal-être évident d’Alan et celui plus dissimulé de Dysart se rejoignent : tous deux souffrent d’une forme de répression sexuelle, auto-imposée ou induite par la société (dans l’Angleterre des années 1970, encore empreinte de puritanisme malgré la libération des mœurs). Coincé entre une mère fanatique religieuse et un père refoulant ses fantasmes, Alan s’est découvert son inclination inavouable, laquelle a dérivé en un culte personnel où trône le dieu Equus. Quant à Dysart, enfermé dans sa propre prison intime, il n’a plus témoigné de désir pour son épouse depuis des années.
L’idée d’une porosité entre la psychose de l’un et la névrose de l’autre est séduisante, mais on constate qu’elle est essentiellement théorique : d’un côté le récit direct du parcours d’Alan, de l’autre le récit de sa reconstitution par Dysart (où il met au jour les méfaits de la répression, sur Alan et sur lui-même), restent deux récits séparés par le temps, mais où la façon dont l’un affecte l’autre ne s’incarne que péniblement à l’écran. Le film doit pour ce faire s’appuyer sur les dialogues assez explicites de Shaffer mêlant considérations psychologiques et mythologiques, servis avec ferveur par des comédiens volontaires que Lumet dirige et filme d’une main sûre. Or cette maîtrise ne suffit à empêcher un certain déséquilibre entre les scènes d’enquête et d’introspection de Dysart, lourdement explicatives, pauvres en mystère et en trouble (hormis la fébrilité démonstrative jouée par Burton), et les scènes du développement d’Alan où le cinéaste semble « se lâcher » sur la forme, osant des accents de film fantastique de style Hammer entre chevauchées nu à travers la nuit et le moment de la mutilation dans des giclées de sang.
Performances
Lumet, déjà à l’époque d’Equus, était loin d’être un novice dans la transposition de pièces de théâtre en langage cinématographique (Douze hommes en colère, La Mouette, L’Homme à la peau de serpent), tâchant en ces occasions de surmonter les défauts du « théâtre filmé ». Dans Equus, cependant, il semble admettre franchement les artifices du théâtre dont son matériau est issu : tandis que les éclairages soulignent le caractère de décor de l’environnement, les personnages transparaissent à travers des jeux d’acteurs tout en performances. Toute la science de Lumet se concentre ici pour capter ses personnages par le prisme épais des effets de leurs interprètes, les tirades d’un Burton fiévreux dans son corset bourgeois, ou à l’opposé Peter Firth (Alan) jouant la transe, quitte à être nu, à pied ou à dos de cheval. La caractéristique théâtrale devient celle de l’histoire du patient et de son médecin, comme pour contrecarrer le réalisme du contexte seventies mis en place par ailleurs, et insinuer que quelque chose sonnerait faux dans cette relation et cette reconstitution, quelque chose échapperait à l’analyse du spectateur (comme à celle de Dysart). La piste n’est pas sans intérêt, et a au moins le mérite de suggérer une lecture plus subtile que la piste psychologique surlignée par ailleurs, mais elle ne chasse pas tout à fait l’idée que Lumet, tout à son affection pour des acteurs et des media à faire correspondre, est passé à côté de la vérité du sujet que lui offrait son matériau.