Comme c’est amusant: voici, dans les reprises de la semaine, un film à ajouter à la longue liste de ceux qui s’ouvrent, en plongée, sur le défilement hypnotique de ces fameuses bandes blanches tracées sur le goudron des routes. Une belle façon d’annoncer, dans Running on Empty – À bout de course dans la stupide langue des vendeurs – la vie au jour le jour de ses personnages, le nez collé au bitume, sans autre perspective d’avenir qu’une incessante fuite en avant: une famille qui voit son existence bégayer comme se suivent sur une route, amnésiques, en pointillés, les mêmes bandes blanches.
Inutile de revenir ici sur la carrière inégale de Sidney Lumet, aux plus convaincantes hauteurs de laquelle s’inscrit Running on Empty (aux côtés de Serpico et d’Un après-midi de chien). Ses films ont les défauts des fictions libérales américaines, les célèbres «fictions de gauche», et les qualités d’une sobre intelligence de mise en scène, d’une clarté et d’une sensibilité qui flirtent parfois avec le lyrisme. Lumet semble avoir hérité du classicisme de ses prédécesseurs une économie de moyens qui lui permet de faire des dépenses ailleurs: dans l’ample générosité d’un récit qui accorde assez de temps et d’espace à chacun de ses personnages, dans la minutie et la finesse ciselée d’une direction d’acteurs dont l’interprétation atteint à certains moments des sommets d’intensité. Douze hommes en colère, son premier long-métrage, avait donné la forme de tout ce qu’on trouverait de plus verrouillé, de plus programmatique et, par conséquent, de plus politiquement inoffensif – un comble – dans son cinéma à venir: celle d’un procès à charge joué d’avance contre la société établie, dont l’issue effective n’a aucune importance sinon de scénario, puisqu’on en a identifié pour le spectateur aussi bien les coupables (les groupes d’intérêt) que la victime (l’individu).
Running on Empty date de 1988. Il raconte la fuite à travers les États-Unis d’une famille américaine – un père, une mère et leurs deux garçons. Les deux parents, ex-militants radicaux, sont recherchés par le F.B.I. pour avoir fait exploser avec son gardien un laboratoire fabriquant du napalm, au temps des manifestations contre la guerre du Viêt-Nam. Depuis, ils sont condamnés à vivre aux aguets: s’installer chaque fois sous une nouvelle fausse identité dans des patelins reculés, y vivre en toute discrétion, undercover, et à repartir aussi sec quand s’accumulent les signes menaçants d’un prochain débusquage. La structure familiale se maintient par une grande affection mutuelle, comme un ilot de solidarité plongé en milieu hostile, jusqu’à ce qu’un professeur de musique repère le fils aîné (River Phoenix) pour ses talents prodigieux de pianiste et se mette en tête de le faire admettre à la Julliard School de New-York, grande et illustre école d’art. Danny a 17 ans: il entrevoit alors la possibilité d’entrer dans la norme, d’exprimer pleinement son individualité et de ne plus vivre seulement pour servir de béquille à l’entêtement, au militantisme obstiné et anachronique de parents qu’il aime pourtant profondément. Conflit, choix, déchirement.
On comprend qu’il s’agit là du problématique passage de relais entre la génération des années 1970 et celle des années 1990. Ou plutôt: de comment le relais est tombé à terre, l’une n’ayant pas su le transmettre et l’autre pas voulu le recevoir. Le sentiment que dégage le film à propos de l’activisme des parents paraît aujourd’hui hyper-convenu et, par suite, franchement contestable: la lutte des années passées constituerait la faute, l’erreur, l’égarement voué à retomber immanquablement sur le dos des enfants. Ceux-ci sont entravés à leur corps défendant par la pesanteur d’un héritage qu’ils ne reconnaissent pas. Nés dans le monde des gagnants, ils ont avant tout soif d’individualité et souffrent qu’un parent puisse aussi leur transmettre autre chose que «du positif», c’est-à-dire une dette. Idem, il y a quelque chose de pathétique chez ces parents: l’accrochement puéril à une utopie révolue, la fidélité un peu ridicule à une cause vaincue, mal barrée dès le départ et qui, assaillie de tous bords, ne tient presque plus debout. Deux ans avant la fin des années 1980, décennie reaganienne de glaciation et d’atomisation des luttes, un an avant la chute du mur de Berlin, le film semble préparer le terrain de ce que seront les protestations de demain: la solitude des hommes de bonne volonté, les petits combats ponctuels contraints à l’ici et au maintenant et, surtout, le mutisme de la jeune génération qui concentre sur son corps et dans son attitude les signes de la résistance, mais les signes seulement. Avoir fait une victime, voilà le cœur de la culpabilité des parents, endossée de force par leurs fils: avoir empiété sur l’individualité d’un autre homme, avoir atteint dans son pré carré l’un des serviteurs de la cause ennemie. Intolérable dans un monde où chacun a ses raisons, où chaque raison en vaut bien une autre. Tout se passe comme si cette individualité niée au profit de la lutte commune était ce que les fils cherchaient finalement à reconquérir, contre leurs parents. Aux États-Unis, on ne touche pas sans anathème à la sphère privée. Même un cinéaste liberal, comme Lumet, ne s’y risquerait pas.
Voilà comment, inconsciemment, Running on Empty décrédibilise l’engagement des générations précédentes dans les luttes de leur temps – et, plus généralement, conteste la démesure des grandes ambitions politiques – au profit d’une construction émotionnelle égocentrée et sans entrave (tiens, tiens…) incarnée par la grâce irradiante du jeune River Phoenix. Il y a un vague relent de «place aux jeunes, mort aux vaincus», dans cette façon de décentrer les enjeux politiques de la nouvelle génération, de la scène internationale (le Viêt-Nam) au théâtre intime. En même temps, on ne peut pas feindre d’ignorer que le film pressent quelque chose de très juste, avéré dans la décennie suivant sa sortie: la lutte d’aujourd’hui est disséminée dans une multitude d’affirmations personnelles isolées, les grands conflits (bien réels) sont intériorisés et ne se répercutent plus en réactions organisées (gageons tout de même que ce visage des vingt dernières années est sur le point de changer). C’est ce glissement que Lumet souligne – le père monte des petites coopératives dans chaque ville où il s’arrête – avec une grande perspicacité et un esprit critique non pas absent mais un peu trop conciliant. Il reprend subtilement à son compte et vulgarise (dans la plus positive acception du terme), dans un style clair et sur le mode psychologique cher au public, ce qu’avaient mis en évidence le Milestones de Robert Kramer et John Douglas, ou encore le Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni (sur un mode élitaire): la fragilité des fondements théoriques de la révolte «blanche» américaine, son marxisme mal digéré, son spontanéisme éclaté qui fait songer à la belle métaphore du film de Maurice Clavel, Le Soulèvement de la vie (une fontaine d’eau dont le cours, étouffé par une main qui en bouche l’ouverture, jaillit anarchiquement dans toutes les directions).
Tout ceci aurait pu condamner Running on Empty à l’anodin du politiquement correct propre à son époque, voire à l’inconséquente qualité d’un drame conscient, vaguement révisionniste, s’il n’était doublé d’un très beau mélodrame, avec ses bouleversantes figures toutes amenées à laisser quelque chose d’elles-mêmes dans la cruelle machine du changement. Celle-ci conduit à l’inévitable « démantèlement » de la petite cellule familiale, dernier des restes d’un engagement réprouvé par l’ensemble de la société. La vie de Danny ne peut s’accomplir sans qu’il ne détruise, par sa désaffection même, la belle unité de ce petit milieu qui lui a donné naissance et l’a si longtemps chéri. Il lui faudra donc apprendre à trahir ce rêve de bonne aventure, cette forme d’utopie miniature maintenue sous perfusion, avec ses travers, ses difficultés. L’épanouissement individuel n’implique pas seulement de se débarrasser de l’amour des siens, mais exige de le défier ouvertement – même à contrecœur – et de l’étrangler. Abandonner les territoires mouvants de l’adolescence, devenir adulte, enfin. L’ancrage historique et ses quelques déterminations tendancieuses soulevées plus haut – le regard distant, revenu des luttes du passé – sont converties en forces générales, celles de la tragédie, celles du destin d’une société entière qui ne peut qu’emporter les individus avec elle ou les laisser sur le carreau. Plus que d’hériter des fautes de ses parents, la véritable question que pose le film de Lumet, autrement plus générale, est celle-ci: peut-on échapper longtemps à son époque, ne finit-elle pas, à un moment, par nous rattraper ? N’y a-t-il rien à prendre, rien à enregistrer des temps qui changent? Running on Empty se tient admirablement sur ce fil.