Dans la filmographie aussi abondante que disparate de Sidney Lumet – pas moins de 44 longs-métrages après une carrière à succès à la télévision –, un corpus se détache toutefois, formé de quatre films traitant de la corruption policière et tournés sur une période de 23 ans : Serpico (1973), Le Prince de New York (1981), Contre-Enquête (1990) et Dans l’ombre de Manhattan (1996). Un motif récurrent qui permit au cinéaste new-yorkais « incontournable » (dixit Woody Allen lui-même) de poser la question qui subsume toutes les autres dans la partie la plus intéressante de son œuvre : qu’advient-il des hommes et de leurs idéaux lorsque les premiers se retournent contre les organisations qui les contrôlent ? Dans Serpico, Lumet se place du point de vue du policier intègre ; dans Le Prince de New York du point de vue du ripou ; dans Contre-Enquête et Dans l’ombre de Manhattan, du point de vue du procureur. La réussite de ces films est variable : Lumet fut par intermittence un grand cinéaste dont la force de travail ne souffrait aucun désœuvrement, au risque de commettre des faux pas, selon la qualité des scripts qui lui parvenaient. Dans un entretien accordé en 1997 à la sortie de Dans l’ombre de Manhattan, il confiait : « Écoutez… ce film est mon plus autobiographique dans le sens où tout ce que je tente, c’est ce que je peux faire de mieux quel que soit le système actuel. » Indifférent aux nouvelles vagues européennes, il n’aspirait qu’à travailler avec des stars et à mettre les moyens des studios hollywoodiens au service d’une œuvre dont le seul caprice fut de faire de New York le point d’ancrage privilégié de ses récits et le miroir des tourments affligeant ses antihéros.
« It’s Hard to Be a Saint in the City »
Serpico est, avec Un Après-midi de chien, le film le plus célèbre de Lumet, porté par une performance d’Al Pacino dont la virtuosité augure déjà les outrances de Scarface. Le rapprochement avec Brian De Palma s’impose d’ailleurs, tant l’ouverture de L’Impasse semble inspirée de celle de Serpico : un homme grièvement blessé par balle est transporté d’urgence à l’hôpital. Tous deux joués par Pacino, l’un est un policier irréprochable ; l’autre un truand sorti de prison qui s’est juré de renoncer à toute activité criminelle. Chacun tente de survivre dans la même ville, où leurs principes sont mis à rude épreuve par leurs milieux respectifs, séparés par une frontière ténue. Flic ou voyou, Pacino est probablement l’acteur hollywoodien qui aura le mieux su interpréter l’un et l’autre, démontrant qu’à l’école de la rue, qu’il suivit assidûment dans le Bronx de sa jeunesse, si les vocations peuvent diverger, les conflits moraux n’en restent pas moins les mêmes. Il incarne un agent du NYPD qui deviendra lanceur d’alerte, après avoir été témoin de l’emprise de la corruption dans ses formes les plus passives (la gratuité des repas fournis par un restaurateur en échange d’un passe-droit pour des stationnements en double file) comme les plus actives (le partage du butin de la drogue). Esprit libre, il cherche à s’affranchir de la tutelle familiale en déménageant de son quartier de South Brooklyn. Sa perméabilité à la contre-culture des sixties, que trahissent ses accoutrements, en font un avant-gardiste en butte à sa hiérarchie. C’est qu’une fois en uniforme, Serpico comprend vite que pour réussir ses arrestations, le flic, tel un caméléon, doit se fondre dans la jungle urbaine au lieu d’y détonner, redoublant ainsi l’immersion de la « Méthode », dont Pacino fut l’un des plus brillants adeptes.

Cette assimilation progressive au monde de la rue, que traduisent merveilleusement le langage corporel et la gouaille de l’acteur, le singularise de ses pairs, persuadés d’avoir affaire à un hippie ou à un homosexuel ; pire, à une balance, devant son refus d’empocher les « enveloppes » qui circulent dans le commissariat. Mais ses velléités d’intégrer la bohème de Greenwich Village se heurtent pareillement à la force du préjugé, lorsqu’il évoque une profession inhabituelle dans ce milieu. Ostracisé par ses coéquipiers, sans être totalement accepté de la faune gravitant autour du campus de NYU où il suit des cours du soir, Serpico sombre progressivement dans une paranoïa qu’aucune attache sentimentale ne saura dissiper: la solitude est la condition même de sa croisade avec des institutions défaillantes, dont il se veut moins le pourfendeur que le réformateur. De cette figure de redresseur de torts, l’inspecteur Harry, Travis Bickle (Taxi Driver) et Paul Kersey, l’architecte vengeur d’Un Justicier dans la ville, sont à la même époque les avatars réactionnaires et psychotiques. Mais si Serpico est indéniablement obsessionnel, jamais son sens moral n’est altéré, le film préférant faire de lui un quasi-martyr, aux prises avec des policiers uniformément corrompus et l’opacité des responsables politiques locaux. Sa quête de pureté est vouée à l’échec face à des réalités aussi complexes et poreuses que celles de New York, où la municipalité ferme les yeux sur les agissements de la police de crainte de se l’aliéner à l’approche d’« un nouvel été brûlant ». Trop manichéen, le film n’est pas tout à fait à la hauteur de sa réputation, malgré sa représentation saisissante de la ville, qui reste de loin le personnage le plus ambivalent : le réalisme assumé de Lumet s’y pare, la nuit venue, de teintes fantastiques, grâce à la photographie d’Arthur J. Ornitz.
« I know the law. The law doesn’t know the streets. »
C’est précisément en pleine nuit que le premier plan du Prince de New York surprend l’inspecteur Dany Ciello (Treat Williams), qui croit entendre un bruit de porte, avant de se rendormir à la demande de sa femme, faisant d’emblée du film le récit d’une hantise. La scène d’après, bien antérieure chronologiquement, semble reprendre les choses là où les avait laissées Serpico, c’est-à-dire dans le hall d’un immeuble miteux, avec une issue toutefois moins funeste : un coup de filet réussi contre des narcotrafiquants colombiens, suivi d’une arrivée triomphale au commissariat de Ciello et de son escouade, dont il est le leader, bien que le benjamin (son surnom est « Baby Face »). « I sleep with my wife, but I live with my partners » : ce coming out, le ripou le fait à deux procureurs lors de conversations confidentielles supposées fixer les paramètres de sa future coopération avec le gouvernement fédéral. Sa famille doit être protégée ; encore faut-il s’entendre sur le sens élargi qu’il donne à ce mot. Le dispositif de ces tractations relève clairement de la séance analytique, à en juger par les divans et fauteuils où Ciello soulage rageusement sa conscience. Le film tout entier peut d’ailleurs être envisagé comme une étude de cas clinique, celle d’un homme percé à jour par ses proches, notamment son frère, un junkie ingérable qui lui rappelle les informateurs dont il entretient la toxicomanie jusqu’à l’écœurement.
Pris dans un réseau d’allégeances paradoxales, Ciello est en outre le cousin d’un membre du clan Colombo, l’une des cinq familles mafieuses qui régnaient alors sur New York. De ces liens du sang, il a manifestement hérité d’une culture de l’omerta et de la parole donnée qui le fourvoie dans sa collaboration avec le Département de la justice. Face à lui se dresse une armada de procureurs qu’il prend à tort pour des alliés, croyant pouvoir leur imposer ses conditions et leur livrer des vérités sélectives. Non que l’empathie de ces hommes, de la même génération que Ciello et fascinés par lui, soit nécessairement feinte, mais eux-mêmes, tenus par leurs obligations juridictionnelles, n’ont d’autre choix que de lui extorquer des aveux pour les besoins d’enquêtes parfois concurrentes. La déchéance de ce Prince, c’est d’abord celle d’un homme contraint de se défaire peu à peu de sa cour, sous la pression d’une justice devenue méconnaissable à force de changer de visage. Bientôt, elle n’aura plus que celui, anonyme, d’une bureaucratie sans égards pour ses serviteurs.

Le Prince de New York est assurément un remake plus ambitieux et nuancé de Serpico, dont la linéarité se prêtait mal à la multiplication des points de vue sur une figure irrésistiblement canonisée par le scénario. Il s’agit également d’un procès, dont l’instruction échoit à la mise en scène, et le verdict au juré-spectateur, libre de se faire une opinion du principal accusé en fonction des éléments, à charge et à décharge, portés à son attention. « Le récit n’avait pas une structure conventionnelle, où le personnage va d’un point A à un B, puis à un point C, et d’où il sort nettement triomphant ou vaincu », explique Lumet. « En fait, cette ambiguïté systématique était un des aspects qui m’étaient les plus chers. Je ne savais même pas quoi penser du personnage principal : était-il un héros ou un scélérat ? Je ne m’en suis fait une idée nette qu’en regardant le film terminé. Les bons étaient mauvais et vice versa. Il ne s’agissait pas d’une fiction, pourtant les questionnements moraux que soulevait l’histoire excédaient de beaucoup ceux que charrie généralement n’importe quel incident réel. » L’erreur de Ciello, qui pêche par excès de confiance, est de s’imaginer qu’il maîtrise des forces qui le dépassent inexorablement, qu’il s’agisse du bras judiciaire de l’Etat fédéral ou de la pègre new-yorkaise. Rappelons à cet égard que la souveraineté de ce prince s’arrête là où commence celle d’un roi – « the King », littéralement –, un gangster avec lequel il est en cheville et qui se chargera de lui rappeler son rang en temps voulu.
Lumet était fasciné par les ressorts mêmes de la corruption et les justifications avancées pour passer à l’acte et en relativiser la gravité. C’est dans Le Prince qu’il réussit le mieux à en exprimer la métaphore pathologique, « qui naturalise les comportements d’inconduite » Grâce à une direction d’acteurs extrêmement précise, elle suinte de visages déformés par la souffrance ou la culpabilité (voir la scène de barbecue, où le fou rire tourne à la crise de nerfs) ou sur les corps (la fonte de la pile d’un mouchard causant une lésion au ventre de Ciello). La déchéance physique et mentale s’enclenche lors d’une scène-pivot filmée comme un cauchemar éveillé : dérangé en pleine nuit par un de ses indics en manque, le flic, sorti précipitamment sans argent, se résout à dérober des doses d’héroïne à un autre camé qu’il corrige sous la pluie battante, comme un père rendu fou par des enfants monstrueux qui s’entredévorent : « Junkies, they break your heart, you know », confiera-t-il lors d’une énième déposition.

Au fur et à mesure de sa trahison, le motif du cercle, signe de la solidarité de Ciello avec ses coéquipiers, laisse place à des plans composés et éclairés de manière à traduire l’isolement grandissant du personnage. La mise en scène organise admirablement cette évolution, le policier se retrouvant seul avec sa conscience ou placé en vis-à-vis des représentants de la Loi ou des membres de la pègre, tous filmés comme des antagonistes potentiels. Mais elle opère simultanément à un autre niveau, par des choix stylistiques en rupture avec Serpico : « Rien ne devait paraître normal, l’image ne devait pas ressembler à ce qu’aurait vu l’œil humain. […] L’espace était soit allongé soit comprimé, selon que nous utilisions un objectif de longue focale ou grand angle. Le pâté de maisons apparaissait alternativement deux fois plus long ou deux fois plus court qu’il n’était. » Cet écrasement délibéré des perspectives fait du Prince l’œuvre la plus abstraite et labyrinthique de Lumet, où l’antimonde new-yorkais se confond avec le psychisme tourmenté de son principal protagoniste: que le ciel n’apparaisse que lors d’une scène où Ciello contemple la possibilité du suicide n’est pas étranger à la tonalité profondément oppressante du film.
Il faudra attendre 1990 pour que Lumet rouvre le dossier de la corruption policière, avec le maillon faible de ce cycle : Contre-enquête, série B assez terne malgré ses bigarrures camp. Le script reprend à son compte le parti-pris de Serpico, pour ne laisser aucun doute quant aux intentions (ici mauvaises) et à la trajectoire (forcément destructrice) du Lieutenant Mike Brennan, un inspecteur psychopathe joué par un Nick Nolte en roue libre rugissant la moindre de ses répliques. Dans le rôle du procureur adjoint, Timothy Hutton, le Tom Hanks du pauvre, est inexistant. Le film explore à nouveau les modalités de la déposition sous serment et du parjure (son titre original est Q&A), mais en réduit les enjeux à un simple arbitrage entre mensonge et vérité. De manière plus fine, Le Prince de New York se livrait à une véritable psychopathologie d’un sujet poussé peu à peu à la dissociation par ses tentatives de compartimenter ses crimes au nom d’une conception délirante de la loyauté.
À Contre-enquête, on peut préférer Dans l’ombre de Manhattan, tourné six ans plus tard, avec Andy Garcia, nettement plus convaincant dans le même rôle, celui d’un ex-flic devenu Assistant District Attorney et qui découvre que ses nouvelles fonctions revêtent un caractère aussi judiciaire que politique. Replié sur des enjeux familiaux – un fils doute de la probité de son père policier grièvement blessé lors d’une descente suspecte contre un dealer –, le film s’enlise par moments dans une théâtralité pâteuse (les scènes de procès), que rattrape, à chacune de ses apparitions, le génie de James Gandolfini, dont le jeu transpire l’ambivalence. La relation père-fils y est redoublée par celle qu’entretiennent Sean Casey (Garcia) et le procureur du district qui l’a pris sous son aile, non sans arrière-pensées. Une série d’épreuves personnelles contraindront Casey à tempérer l’idéalisme (« All equal before the law ») sur lequel il a fait campagne pour être élu DA. La scène finale réécrit celle du Prince de New York, dans laquelle une recrue ayant reconnu Danny Ciello boycottait le cours qu’il dispensait à l’académie de police, considérant sa coopération avec les autorités comme une trahison. Sean Casey s’adresse, lui, à un parterre de jeunes avocats. Sans ménagements, il les somme de quitter son bureau s’ils ne sont pas prêts à naviguer dans les « zones grises » que leur réserve l’administration de la justice et à relativiser les principes, mais aussi l’ambition, dont ils arrivent bardés après avoir réussi le barreau. Il ne s’agit pas simplement pour eux d’admettre que victoires et défaites peuvent avoir un même goût amer, selon les compromis qu’elles exigent, mais que douter d’eux-mêmes ne doit jamais les faire douter de la Loi. Malgré la désillusion infligée par cette leçon inaugurale, pas un d’entre eux ne se lève.