Œuvre peu connue dans la filmographie éclectique de Sidney Lumet, The Pawnbroker l’est surtout par son usage alors inédit aux États-Unis du « subliminal cutting », ce montage où des inserts plus ou moins brefs d’images du passé – des flashbacks – forment l’univers mental du personnage aux prises avec le retour violent et immaîtrisé de ses souvenirs (ceux des camps de concentration, dont ce « prêteur sur gages » est rescapé). Un procédé que le réalisateur n’a pas emprunté à Hiroshima mon amour, comme certains l’ont vite conclu à la place de Lumet, mais qui annonce un autre film tout aussi rude de son auteur, The Offence (1972), où l’image voire l’effet cinématographiques « incarnent » les démons intérieurs d’un Sean Connery illuminé. Film sur la persistance de la mémoire, The Pawnbroker n’a pas marqué celle de ses contemporains, sans doute chassé par la force de La Colline des hommes perdus (1965 – déjà Sean Connery, déjà illuminé), un film important du Lumet des Sixties, avant l’âge d’or de ses plus grands succès, dans la décennie qui suit. Si ce portrait d’un homme fatigué n’a pas connu la postérité de Serpico, Network ou Un après-midi de chien, gageons que l’âpreté du personnage et de son récit en sont peut-être la cause : à l’inverse d’un Sean Connery puissamment convaincant dans l’univers solaire du désert de Libye, ce personnage de Juif errant qui ne veut plus ni parler ni écouter, qui n’aspire qu’à un repos en forme d’engloutissement, qui ne peut plus rien transmettre sinon l’amertume et le désespoir de ses propres naufrages est sans doute l’un des personnages les moins empathiques du cinéma, enfermé de surcroît dans un récit classique (un braquage qui tourne mal, canevas récurrent chez Sidney Lumet, jusqu’à son dernier film…) mais dont les intentions ne sont pas toujours d’une grande clarté.
La fatigue de l’histoire
Rude métier que celui de prêteur sur gages dans un des quartiers les plus pauvres de l’Amérique des années 1960 : chaque jour que Dieu fait, Sol Nazerman longe les trottoirs d’un Harlem qu’on dirait tout droit sorti de l’objectif de Diane Arbus. Il rejoint le mont-de-piété où il officie, prêtre faussement vénal, résigné aux mensonges de la comédie humaine new-yorkaise derrière la grille d’un confessionnal. Comme sur la scène d’un théâtre sans passion, les victimes et les escrocs se suivent et se ressemblent – les victimes dont les escrocs. Le prêteur sur gages (Rod Steiger) ne s’étonne plus de rien, et surtout pas de sa propre propension à ne plus distinguer le bien du mal : il blanchit l’argent des maquereaux avec le même aplomb qu’il donne à une épuisante et prévisible « travailleuse sociale » pour contribuer au salut d’une jeunesse sur laquelle il ne se fait pourtant guère d’illusion. Mais ce n’est chez lui ni cynisme, ni compassion, ni même – quoi qu’il en dise non sans forfanterie – appât du gain. Non, ce qui anime ce personnage, habité par la prison mentale dont les décors qu’ils traversent ne sont que les tristes reflets, c’est une immense lassitude. Et c’est cette fatigue que raconte un film qui, dans son refus de magnifier la ville (extraordinaire image de Harlem), dans sa volonté de montrer les prisons « sociales » dans lesquelles évoluent tous les individus quelles que soient leurs conditions et leurs origines, est d’un pessimisme et d’une noirceur absolus. Comme le fut ce camp d’Auschwitz où Nazerman a perdu les siens, et dont il n’est en définitive jamais revenu.
L’homme sans qualités
Sous couvert d’une audace formelle qui a permis en 1964 une des premières brèches dans le code Hays, la nudité des prostituées de Harlem trouvant dans le parallèle avec celles des camps nazis un prétexte édifiant, The Pawnbroker cultive un art de la confusion qui « ordonne » paradoxalement la psychologie de son héros. Sol Nazerman est perdu entre un présent désenchanté et un passé morbide ; la confusion des corps, qui subissent le monde d’une époque à l’autre, répond à la confusion des races et des langues (la mère noire du jeune Latino refuse de renoncer à sa langue espagnole) et à celle des époques et des lieux, qui ignorent les leçons de l’histoire. Au bout du compte, c’est une vaste et triste confusion des peines qui plombe tous les destins, d’hier ou d’aujourd’hui. Mais à trop nous rappeler que rien n’a changé sous le soleil, qu’il soit polonais ou américain, cette vision tragique mais déliquescente de l’histoire agit sur le récit à la manière d’une glu – l’autre nom du destin, du « fatum ». L’une des scènes les plus stupéfiantes du film, bref morceau de bravoure d’un acteur qui emprunte à Burton et à Brando, est ainsi l’intermède où Sol Nazerman déclame le récit mythique de sa généalogie – juive, errante, forcément commerçante et cupide : on ne sait trop si cette victime des camps hantée par la mort et l’abandon qu’il a connus se rebelle contre l’image à laquelle la société américaine, après beaucoup d’autres, comme beaucoup d’autres, le condamne, où s’il se conforme à son propre personnage social, celui dans lequel l’enferme une vie communautaire (par ailleurs admirablement restituée, notamment dans quelques scènes de rues). Seules ses larmes, à la toute fin, humanisent un personnage dont l’intériorité est montrée avec force détours de mise en scène (les grilles qui délimitent sa tanière, les flashbacks sur un passé traumatique), mais qui peine à trouver sa voie tant est impérieuse la force du destin collectif qui le définit tout entier : entre enfermement et écrasement, le défi pour ce prêteur sur gages est dans le choix entre la vie malgré tout, dans cet entre-deux sans lumière qui est sa condition d’homme sans qualités, et la mort dont il n’est jamais complètement revenue.