Pendant la 41e édition du Cinemed, une tempête a plongé la ville dans une atmosphère de cinéma apocalyptique, les rues noyées d’eau sous un ciel bleu cobalt. Cela n’a pas empêché les festivaliers de se déplacer en nombre. Outre des avant-premières, deux compétitions de films de fiction et de documentaires, le festival a brillé (comme souvent) par la qualité de ses rétrospectives. Outre un hommage aux réalisateurs André Téchiné et Paolo Virzi, ainsi qu’au producteur Mohamed Hefzi, la vaste rétrospective consacrée à Anna Magnani fut un des temps forts de cette édition, belle occasion de se pencher sur l’actrice hors-normes, mais aussi sur le genre du drame social, où celle-ci excella.
La passion Magnani
Que représente le succès d’Anna Magnani au cinéma au moment où des stars comme Marylin Monroe et Audrey Hepburn crèvent l’écran ? Révélée par de Sica dans Mademoiselle Vendredi puis par Rossellini dans Rome Ville ouverte, la naissance de l’actrice va de pair avec l’éclosion du néoréalisme italien. Si Visconti veut absolument la faire jouer dans Les Amants diaboliques (il doit y renoncer suite à la grossesse de plus en plus visible de l’actrice), c’est qu’elle incarne l’abandon du glamour au profit d’une représentation plus juste du personnage. Comme on l’apprend dans le beau documentaire La Passion d’Anna Magnani d’Enrico Cerasuelo, diffusé en avant-première au festival, elle se distingue elle-même des actrices au « joli visage », revendiquant ces « beaux personnages qu’on croise dans la vie de tous les jours », par exemple celui d’une ancienne prostituée repentie dans Mamma Roma de Pasolini, ou encore celui de Pina, une courageuse femme de résistant dans Rome, ville ouverte. Le documentaire de Cerasuelo crée des correspondances entre les extraits de films et les archives sur la vie privée de l’actrice, transformant la filmographie d’Anna Magnani en un précieux portrait diffracté. Lors de ses débuts dans le music-hall, Anna Magnani montre déjà le courage de Pina dans Rome Ville ouverte : menacée par les chemises noires si elle prononce encore le mot « liberté » dans son spectacle, la jeune femme le remplace le lendemain par « de l’air », malicieux pied-de-nez lexical à la milice. Ce film plein d’admiration a beau frôler l’hagiographie, certains entretiens permettent de nuancer le portrait. Luchino Visconti rappelle combien Anna Magnani s’imposait sur le tournage, au point de contrarier certains cinéastes. Son fils Luca, très présent dans le film, critique ouvertement la période américaine de sa mère pendant laquelle celle-ci aurait été réduite à « une caricature d’italienne toujours en train de hurler ». Le titre du documentaire, La Passion d’Anna Magnani, garde ainsi un sens ambigu. Tout en sanctifiant un peu trop l’actrice, il rappelle le dur prix de l’indépendance pour cette femme ayant vécu au cœur des fifties : un exil permanent d’une histoire d’amour à l’autre (avec Gofreddo Alessandrini puis Roberto Rossellini), d’un pays à l’autre (l’Italie, les États-Unis mais aussi la Russie) et d’un art à l’autre (en fin de carrière, l’actrice revient au théâtre).
L’Enfer des fifties
L’Enfer dans la ville (1959) de Renato Castellani
Outre les films les plus célèbres avec Anna Magnani comme Le Carrosse d’or de Jean Renoir, on pouvait découvrir quelques œuvres plus rares comme L’Enfer dans la ville de Renato Castellani et L’Homme à la peau de serpent de Sidney Lumet, l’un des premiers longs métrages du cinéaste américain. Les deux films réalisés la même année (1959) reposent sur un dispositif analogue : pour donner une voix à des personnages marginaux et dénoncer les injustices qu’ils subissent, un duo de stars les représente. Dans L’Enfer dans la ville, Anna Magnani joue le rôle d’Egle, une détenue d’âge mûr qui cherche à protéger la jeune Lina (Julietta Massina), récemment incarcérée. Dans L’Homme à la peau de serpent, l’actrice incarne Lady Torrance, une commerçante également vieillissante qui accepte de donner sa chance à un jeune et beau vagabond prénommé Val Xavier (Marlon Brando). Ces huis-clos presque théâtraux de la prison italienne et de la boutique de Lady Torrance forment un cadre étouffant, à l’image de l’oppression subie par les personnages. Castellani investit l’organisation spatiale du bagne (les barreaux, le face à face des cellules) pour montrer le caractère tragique de ces personnages séparés de tout, même des rares amis qu’ils se font en cellule. Si le réalisateur italien décrit la violence de l’univers carcéral avec réalisme, le classicisme du jeune Sidney Lumet mélange l’enchantement et la crudité, sublimant en gros plan par un éclairage à trois points le couple Magnani/Brando plein de douceur et de passion, pour mieux l’opposer à la brutalité d’un village redneck du Missouri. L’Homme à la peau de serpent rejoint sur ce point La Fureur de vivre de Nicholas Ray. Avec sa dégaine à la Elvis, Val Xavier est un rêveur, admirateur des plus grands guitaristes, mais aussi le témoin écœuré d’une société patriarcale autoritaire symbolisée par le mari de lady Torrance et par un shérif raciste – « Negro, ne reste pas dans le comté avant que le soleil se couche ». À travers ces répliques crues, écrites par Tennessee Williams, s’exprime ainsi le dégoût de toute une jeunesse qui ne trouve plus sa place dans la société conservatrice de la fin des fifties.
De Renoir à Guédiguian
Toni (1934) de Jean Renoir
Autre forme de tragédie sociale, Toni de Jean Renoir (1935), présenté au Cinemed après avoir été récemment restauré, apparaît comme un précurseur du néoréalisme italien. Comme l’a rappelé le cinéaste Robert Guédiguian qui présentait la séance (Toni est l’un de ses films fondateurs), Visconti tourna justement Les Amants diaboliques (1943) après avoir été assistant sur le film de Renoir. Le début de Toni ressemble à celui de Voyage en Italie de Rossellini : le film s’ouvre sur la fenêtre d’un wagon, montrant le réel tel qu’il défile dans son embrasure. En suivant le périple de Toni (Charles Blavette), italien qui débarque à Martigues pour trouver du travail, Renoir montre les difficultés des travailleurs émigrés. Le protagoniste casse des pierres dans une carrière pour gagner sa vie ; il tombe amoureux de Marie (Jenny Hélia), la fille d’un viticulteur voisin avec qui il aimerait se marier et travailler dans les vignes, mais le parisien Albert (Edouard Delmont) épouse la jeune fille pour s’approprier les biens du père de celle-ci. Pour ces personnages de « petites gens », Toni, Marie, mais aussi Josépha (Célia Montalvan), la logeuse éperdument amoureuse de Toni, l’existence reste toujours précaire – Marie peine à survivre auprès de son mari brutal et Josépha se meurt lentement de chagrin. Une très belle séquence quasi documentaire semble annoncer métaphoriquement le destin de Toni : après qu’il a déclenché à la dynamite l’explosion d’une falaise de la carrière où il travaille, un plan s’attarde longuement sur l’effondrement de la paroi. Au-delà de la peinture cruelle des inégalités où le travailleur émigré semble condamné à rester en bas de l’échelle sociale, Toni bouleverse par l’inventivité poétique de son récit, notamment lors d’une scène mémorable de piqûre de guêpe où le jeune homme délivre Marie du dard de l’insecte par un baiser-succion.
Gloria Mundi de Robert Guédiguian, présenté en avant-première juste après la projection du film de Renoir, s’inscrit bien dans l’héritage de Toni. Dans cet autre drame social, Daniel (Gérard Meylan) sort de trente ans de réclusion et commence par redécouvrir Marseille. La promenade dévoile une ville à deux vitesses, partagée entre ses quartiers délabrés et d’autres en passe d’être modernisés. D’entrée de jeu, le cinéaste annonce ainsi l’amer constat politique de son film : celui d’une société de plus en plus divisée et uberisée. En suivant la famille de Daniel plongée dans une grande précarité, le scénario déroule la révoltante mécanique de la misère, où un malheur semble nécessairement aboutir à un autre. Sa fille Mathilda (Anaïs Demoustier), qui vient de donner naissance à la petite Gloria, risque de perdre son emploi de vendeuse. Son mari devient alors chauffeur uber pour gagner plus d’argent, mais se fait casser le bras par des conducteurs de taxi. Loin de sombrer dans un pathos artificiel, le caractère pathétique de nombreuses scènes sonne ici toujours juste et devient une arme de dénonciation : c’est parce que la société est devenue sourde à leur détresse que les personnages sont réduits à implorer à genoux leur entourage pour obtenir un peu d’aide. Cette disparition de la solidarité et de la compassion, Robert Guédiguian l’associe clairement au néolibéralisme incarné par le personnage de Bruno (Grégoire Leprince-Ringuet), le mari de la deuxième fille de Sylvie. Ce jeune loup égocentré, au point de commercialiser ses ébats amoureux, sidère par son cynisme – son commerce prospère sur le dos de la misère en rachetant à bas prix les objets des plus pauvres. On retrouve d’ailleurs dans le discours de ce petit patron une effrayante rhétorique conçue pour scinder le monde entre les « winners » et les « minables », qu’il faudrait « écraser » pour aller de l’avant. Pensée à laquelle s’oppose Daniel, l’ancien forçat devenu une figure christique, prêt à tout sacrifier en silence pour aider sa famille. La fracture sociale dans Gloria Mundi prend ainsi une dimension humaniste, où le rapport à l’autre se voit dangereusement remis en question. Le titre du film s’avère tout aussi ambivalent : la splendeur du monde, celle de la naissance de la petite Gloria sur laquelle s’ouvre le film ou celle des haïkus que compose Daniel, prend un sens tristement ironique une fois associée à la figure monstrueuse de Bruno.