Le noir et blanc est devenu sur l’interface de Netflix un signe distinctif : au milieu du tout-venant des séries maison, il distingue « l’œuvre d’auteur » réalisée dans une garantie d’indépendance et de liberté artistique – celle qui est faite pour être exposée dans les festivals ou « nominée » dans les cérémonies de remise de prix. Après Roma de Cuaron et Mank de Fincher, Malcolm & Marie est ainsi la troisième « œuvre » en noir et blanc mise en vitrine sur la plateforme. Bien que le nom de Sam Levinson n’ait pas encore acquis le prestige de ses deux illustres prédécesseurs, son film joue crânement la carte du cinéma d’art : économie limitée, tournage rapide, acteurs dotés d’une crédibilité arty, pellicule 35mm… Tous les facteurs étaient réunis pour que s’opère le processus de légitimation artistique, surtout après la découverte de la première saison d’Euphoria, teen drama mélancolique écrit par Levinson et unanimement salué par la critique. Malcolm & Marie a pourtant fait un semi-flop : outre les polémiques qu’il a suscitées aux États-Unis, le film a provoqué, depuis sa livraison sur la plateforme le 5 février dernier, un rejet assez massif.
Confinement tout confort
« Le cinéma n’a pas besoin de véhiculer un message, il a besoin d’avoir un cœur et du jus » : cette profession de foi arrive au milieu du film, c’est Malcolm (John David Washington) qui la prononce avec rage sous le regard incrédule et las de sa compagne Marie (Zendaya), alors qu’il vient de lui lire la critique de son dernier film, postée sur le site du Los Angeles Times. Malcolm revient pourtant d’une avant-première prometteuse où une rumeur l’a désigné comme « le nouveau Spike Lee », mais son autosatisfaction narcissique va voler en éclats sous le coup de plusieurs crises. Crise conjugale pour commencer : Marie lui reproche de ne pas l’avoir mentionnée dans son discours de remerciement alors qu’elle a inspiré le personnage féminin du film. La Caterpillar House – ranch d’architecte cosy et ultra-contemporain sert de décor à la dispute conjugale. C’est le premier problème du film : si Malcolm et Marie semblent vivre dans ce ranch une expérience d’isolement total, si le huis-clos théâtral dans lequel ils se débattent peut être vu comme la métaphore (assez lourde, il faut bien l’admettre) d’un confinement, l’expérience du film relève d’abord de la cosmétique. Passant d’une baie vitrée à une autre, saisissant dès qu’elle le peut un reflet dans un miroir ou un cadre à l’intérieur du cadre, la caméra de Levinson papillonne, toujours à la recherche du bel effet, du plan charmant. Le résultat est assez gênant : on perçoit moins une crise de couple qu’une occupation exhaustive de tous les espaces domestiques (salle de bains, salon, jardin, chambre à coucher) où la crise doit se déployer. C’est un peu comme si l’œuvre de Cassavates – cinéaste dont Levinson ne peut pas ne pas se réclamer – était revue à travers les pages d’Elle décoration. À mi-parcours, on est en droit de se demander par quoi le film peut bien être habité et ce qui a pu rendre son tournage – court et particulièrement contraignant, d’après ce que l’on sait – si nécessaire.
« Renverser les tropismes »
La réponse nous est donnée au moment où éclate la deuxième crise : lorsque Malcolm découvre sur le site du Los Angeles Times la fameuse critique de son film. C’est peut-être l’endroit le plus habité du film, celui qui a logiquement alimenté la polémique aux États-Unis, une critique de cinéma s’étant sentie ouvertement visée par la diatribe de Malcolm / Levinson contre la « femme blanche du Los Angeles Times ». Car ce qui pose problème à Malcolm dans ce papier, ce n’est pas tant le jugement qu’il exprime que les préjugés de son auteur : en l’occurrence cette « femme blanche » qui, malgré les éloges dont elle couvre le film (« tour de force », « chef d’œuvre »), note qu’il « renverse le tropisme du sauveur blanc » et « se repaît du traumatisme de son héroïne ». La scène de lecture/commentaire de la critique se veut satirique, il s’agit presque d’un sketch de stand up inclus dans le film : debout au milieu du décor, comme sur une scène de théâtre, Malcolm – et à travers lui Sam Levinson – règle ses comptes avec la culture woke et le militantisme néo-féministe. Sans être vraiment drôle, le sketch se mue rapidement en performance oratoire : s’étirant sur dix bonnes minutes et citant un certain nombre de réalisateurs et d’œuvres du passé (jusqu’à Gone with the Wind : ce n’est pas anodin), la tirade de Malcolm s’attaque frontalement à ce que la déconstruction contemporaine aurait détruit : l’ambiguïté. Un tel projet, surtout dans une comédie, exige un très haut degré d’ironie : il faut instaurer un jeu entre premier et second degré, créer par la mise en scène un espace inconfortable dans lequel le spectateur puisse se sentir du côté de Malcolm, mais aussi avec la « femme blanche du Los Angeles Times ». C’est à cette condition seulement qu’un film comme Malcolm & Marie peut « renverser les tropismes » qu’il prétend dénoncer.
Il n’est pas certain que Netflix soit l’endroit d’où puisse s’accomplir ce programme : la plateforme produit des contenus plats, parfaitement consensuels et globalement dépourvus de toute ironie. Pas idiot, Levinson l’a bien compris : loin d’assumer au premier degré la violence de sa diatribe contre les féministes, il en a fait d’abord un sketch pathétique avant de prendre parti contre son personnage, au moment où Marie se rallie au point de vue de « la femme blanche ». Elle dénonce une scène de nudité du film de Malcolm, où l’actrice apparaît selon elle comme trop « sexualisée », c’est-à-dire : simplement nue. La grille de lecture « féministe » est ici prise au pied de la lettre (on a presque l’impression de retomber sur une page du dernier essai d’Iris Brey), mais le discours, pour une fois, s’accompagne d’une idée de mise en scène. C’est en effet au moment où Malcolm et Mary, malgré les crises qu’ils viennent de traverser, commencent à se rapprocher physiquement et sexuellement que se produit le retournement de situation. Conséquence : Malcolm, privé de fellation, traîne son spleen de mâle blessé dans la grande maison d’architecte, l’avenir de son couple étant désormais en suspension. Voilà peut-être le moment le plus intéressant du film, celui où la « femme blanche du Los Angeles Times » et la femme noire sont devenues interchangeables, presque identiques dans leur désir de « renverser les tropismes », l’une accomplissant en pratique ce que l’autre a théorisé dans un texte. Dans l’intimité fragile et incertaine de son couple, Malcolm aura finalement appris qu’on ne touche pas impunément à la femme blanche.