Toujours inédit, le nouveau film de Kelly Reichardt devait être présenté lors d’une rétrospective consacrée à l’œuvre de la cinéaste organisée par le Centre Pompidou, intitulée « L’Amérique retraversée », et finalement repoussée en octobre 2021 compte tenu de la situation sanitaire. En attendant ce rendez-vous (ou une hypothétique sortie en salles ?), premier regard sur un film qui ne tient pas tout à fait ses promesses.
En lieu et place du chef‑d’œuvre annoncé, First Cow se présente plutôt comme une pièce étrange dans la filmographie de Kelly Reichardt : œuvre somme d’un point de vue thématique, elle est peut-être néanmoins la plus mineure sur le strict plan de la mise en scène qui, une fois n’est pas coutume, tombe sur un os. Des os, justement, sont exhumés au début du récit, dans un prologue contemporain : deux squelettes enterrés côte-à-côte, tels des amants. Il s’agit cependant de deux amis, Cookie, un cuisinier, et King-Lu, un émigré chinois, qui mettent sur pied un commerce de biscuits au miel dans l’Oregon du début du XIXe siècle. Problème : l’entreprise est dangereuse, car elle implique de voler quotidiennement le lait produit par la seule vache du coin, qui appartient au chef de la petite colonie où les deux compagnons tentent de gagner suffisamment d’argent pour bifurquer vers d’autre horizons plus prospères. À la manière de La Dernière piste, Reichardt explore ainsi l’envers de la colonisation américaine, pour raconter l’histoire d’un pays à la fois « neuf » et très « ancien » (c’est l’objet d’un dialogue) : neuf dans sa promesse d’inédit, et ancien dans les rapports de force dont il se fait le théâtre – entre la nature et l’homme, puis entre les hommes eux-mêmes. À ceci près que l’horizon à embrasser n’est cette fois-ci que mental, bouché par la luxuriance des forêts. Il faut dire que l’Oregon, État de l’Ouest et décor de prédilection de la cinéaste, s’apparente déjà, par sa proximité avec le Pacifique, à un point limite de la Frontière. Puisqu’il n’y a plus grand-chose à explorer, alors il faut remonter la rivière à contre-courant, comme le bateau du premier plan : remonter le cours de l’Histoire, et exhumer ses fantômes. En somme, « retraverser l’Amérique », pour reprendre le titre judicieusement choisi par le Centre Pompidou pour la rétrospective qu’il organise autour de l’œuvre de la cinéaste.
Entre deux eaux
Le film ne se révèle pourtant pas aussi hanté que Night Moves et Certaines femmes, à ce jour la plus belle réussite de Reichardt ; il opère au contraire un retour partiel à sa veine plus directement arty, le tandem composé par Cookie et King-Lu prolongeant dans un sens la bromance douce-amère de Old Joy. La piste pointée par la sépulture amoureuse n’est de fait pas complètement fausse, tant les personnages s’inscrivent d’abord dans un rapport quasi-matrimonial : tandis que King-Lu, invitant pour la première fois son ami chez lui, coupe du bois, Cookie, désœuvré, saisit un balai pour nettoyer le logis. On devine bien, dans les plis d’un scénario limpide, le film que la cinéaste a en tête : le portrait d’une amitié faite de petits riens, d’un quotidien simple et concret, qui viendrait se superposer à la grande Histoire – une histoire de la violence, mais aussi du racisme et du capitalisme naissant, dont l’issue, nécessairement tragique, est dévoilée d’emblée. Mais encore faudrait-il concrètement la filmer, cette amitié. Après deux films marqués par un découpage beaucoup plus net et tranché, la douce indolence dans laquelle baigne First Cow a de quoi frustrer, d’autant que le film n’est pas sans ménager un certain écart entre la lisibilité du récit (c’est, à ce jour, le film le plus clair de Reichardt dans son propos – ici ouvertement politique) et le flottement de l’écriture, qui d’une précieuse discrétion bascule dans une forme de désaffection. Le film donne ainsi continuellement l’impression de « glisser » sur son scénario comme l’eau sur les rochers ; plus il accumule les scènes discursives (exemplairement, la scène de négociation entre King-lu et un autre chinois, qui entérine l’émergence d’une société où seul le commerce fait loi et objet d’entente), plus la mise en scène témoigne d’un affadissement, toutefois voilé sous une joliesse d’ensemble.
Car le flottement propre au style de Reichardt prend ici pour terreau une Americana où s’exprime une attention particulière portée à la matière, de la cueillette des champignons aux plats préparés par Cookie. C’est comme si la cinéaste, en voulant échapper à l’imagerie codifiée du western, en privilégiait quelque part une autre, plus tellurique mais pas moins balisée, où la nature se pare ponctuellement de mysticisme – la séquence où Cookie, blessé, se réveille dans une cabane d’Indiens, est à ce titre la seule qui détonne un peu. Le film n’embrasse toutefois qu’à moitié ce cap, dans quelques scènes nocturnes où la chaleur de la pellicule (et plus particulièrement des halos baveux des lampes à pétrole) tranche avec une ambition de coller à la matière des choses, au risque de cultiver une certaine platitude que la photographie granuleuse ne parvient pas complètement à masquer. Ce qui frappe surtout tient à ce que, pour la première fois, l’art de la suspension de Reichardt paraît déréglé. Il suffit de comparer la ballade équestre nocturne du dernier segment de Certaines femmes avec les scènes où Cookie vient clandestinement traire la vache du propriétaire pour constater ce qui, d’un film à l’autre, semble avoir disparu : la capacité de l’écriture à ménager, au creux du récit, des épiphanies gorgées de mélancolie, dont le bain des deux compères de Old Joy constituerait une forme de mètre étalon.
Autre hypothèse pouvant expliquer l’échec partiel du film : la mise en scène de Reichardt se déploie plus majestueusement dans les grandes étendues que dans les forêts, dans un rapport à la nature qui englobe et transcende le monde des humains – une dualité récurrente dans ses précédents films. Or First Cow, d’une limpidité à laquelle la cinéaste ne nous avait guère habitués, ploie justement sous le poids de scènes plus illustratives, par exemple celle de la réunion de Blancs, de Chinois et d’Indiens sous le toit du propriétaire, où ce dernier laisse à l’occasion transparaître sa morgue et sa brutalité. Le trait de Reichardt se cantonne alors à une certaine « élégance » toute cosmétique, à l’image de la séquence finale qui figure, de manière il faut le dire assez attendue, le dénouement fatal en maintenant hors-champ toute effusion de violence. Difficile pourtant de déceler dans cet épilogue, en théorie pourtant gracieux (le dernier plan est sur le papier, mais sur le papier seulement, très beau), un quelconque mystère ou trouble ; la mise en scène de Reichardt, qui repose sur un équilibre singulier mais fragile, manque cette fois décidément de vigueur.