Dans Free Zone, le plus populaire des réalisateurs israéliens tire parti d’un lieu de neutralité, la « free zone » jordanienne où l’on peut commercer en toute liberté, pour raconter les possibilités d’échanges entre Palestiniens et Israéliens. Toujours nuancé, son propos qui démontre que la route est longue pour atteindre cette zone de liberté à laquelle aspire tant le Moyen-Orient n’est cependant pas inédit.
Une jeune femme derrière la vitre d’une voiture battue par la pluie, dont le très beau visage de madone est filmé en gros plan, pleure à chaudes larmes sans discontinuer ; son expression dit toute la tristesse d’une fatalité, de l’absence de son fiancé avec qui elle vient de rompre. C’est Rebecca (Natalie Portman), que Gitaï filme de longues minutes dans la première scène de Free Zone, devant le Mur des Lamentations, sur fond d’une chanson traditionnelle en hébreu au rythme répétitif. Une parabole qui raconte l’histoire du bâton qui brûle pour avoir tapé le chien qui avait mordu le chat qui avait dévoré l’agneau… et qui questionne : « Jusqu’à quand durera ce cycle infernal de l’oppresseur et de l’opprimé, du bourreau et de la victime, jusqu’à quand cette folie ? »
La femme chante, Rebecca supplie Hanna (Hanna Laslo, prix d’interprétation féminine à Cannes), la chauffeuse du taxi dans lequel elle est montée, de l’emmener avec elle dans la « free zone », à l’est de la Jordanie — Hanna doit y récupérer de l’argent que « l’Américain », l’associé de son mari, lui doit, et Amos Gitaï nous reparle du « cycle infernal ». Mais son film prend une tonalité d’espoir malgré tout, un espoir porté par les femmes. Trois femmes, Rebecca la jeune Américaine à la recherche de son identité, Hanna l’Israélienne, une forte femme franche et pleine de vie qui travaille dur, et la Palestinienne Leila (Hiam Abbas). Mais en arrivant dans la zone franche, Leila leur apprend que l’Américain est introuvable. Elles vont alors cohabiter sur les traces de cet homme, et sur les traces de leurs histoires personnelles se mêlant à la grande Histoire.
D’emblée, on comprend le message qu’a voulu faire passer Amos Gitaï en choisissant de situer l’action dans cette zone libre. Dans la « free zone », Israéliens, Irakiens, Palestiniens, Syriens, se côtoient dans une paix totale : celle du commerce libre de douanes et de taxes. Sur un immense parking, les hommes vendent et achètent des voitures dans un espace-temps totalement libéré de la politique et des tentatives avortées de paix. On connaît l’attachement du cinéaste à dénoncer sans cesse l’impasse du conflit israélo-palestinien (il n’est que de revoir Kippour, sorti en 2000, pour s’en convaincre…), et à s’attacher à trouver des enclaves de liberté où les êtres pourront se côtoyer pour ce qu’ils sont. Mais le message est un peu léger, peut-être trop appuyé. Certes, Amos Gitaï joue la partition de la nuance : évidemment, l’entente cordiale entre Hanna et Leila n’est pas évidente et finalement, elles continuent de s’étriper sur la question de l’argent perdu, même si Hanna accepte de faire passer la frontière à Leila. Gitaï ouvre une poche d’espoir qui se retourne sur elle-même, ne laissant à Rebecca que le choix de fuir de la voiture où les deux autres femmes se disputent, alors que la radio israélienne annonce un risque imminent d’attentat. Gitaï ne nous dit rien de plus que le chemin de la paix est encore long ; on aurait aimé être un peu plus surpris par l’auteur du magnifique Kadosh (1999), dont le ton était direct et frontal.
Reste ce qu’il y a de plus beau dans le film, et qui fait de Gitaï un grand cinéaste : sa manière de travailler l’image tout au long du voyage jusqu’à la « free zone ». Pour apporter dans l’espace confiné du taxi la dimension personnelle de ses personnages, le réalisateur superpose des strates d’images chargées des souvenirs de Rebecca, joue sur la transparence des vitres comme il jouait avec la pluie et les larmes du début. Le film aurait certainement perdu tout son intérêt si le personnage de Natalie Portman n’avait pas existé. Rebecca apporte à l’histoire une dimension lyrique, déchargée de l’actualité des attentats, de la pauvreté, de la meurtrissure d’une terre sans cesse blessée. Elle se place d’emblée en-dehors du schéma « Palestiniens versus Israéliens » pour aller en toute spontanéité aussi bien vers l’un que vers l’autre, comme cette relation amicale qu’elle noue en toute simplicité avec un pompiste, sur la route.
Avec le temps, il est clair qu’Amos Gitaï désire s’intéresser de plus en plus à l’humanité de ses personnages. Si le réalisateur signe un beau film avec Free Zone, il nous a davantage passionné dans ses précédents.